6 septembre 1995 : Révoltes tahitiennes contre l’État nucléocrate français

Petit retour, à partir d’archives diverses, sur un vent émeutier qui a embrasé l’aéroport et la principale ville de Tahiti contre les derniers essais nucléaires français.

Le 13 juin 1995, Jacques Chirac annonce que la France va conduire huit nouveaux essais nucléaires en Polynésie française, qui seront finalement au nombre de six sur l’atoll de Moruroa, à 1 200 km au Sud-Est de Tahiti. Un tir pour certifier la tête nucléaire TN 75 qui équipe les missiles M-45, et cinq pour la mise au point du programme Simulation. Ce programme d’expériences en laboratoire a besoin de ces tests grandeur nature pour créer des supercalculateurs capables de les remplacer. Une continuité bien dégueulasse entre nucléaire, colonialisme, science, et domination numérique.

Les opposant·e·s polynésien·ne·s ne tardent pas à lancer une mobilisation qui aura une répercussion à l’international, en France, au Japon, en Australie, etc. Dès le 29 juin, entre 10 000 et 15 000 des 220 000 habitant·e·s bloquent les routes avec des barricades au lieu d’aller travailler. 200 flics anti-émeutes de Nouvelle-Calédonie sont dépêchés pour la plus grande mobilisation qu’ait connue Tahiti jusque-là (à titre de comparaison, ça équivaudrait en proportions à 400 000 personnes pour Paris et la banlieue proche aujourd’hui, ou 3,8 millions à l’échelle de l’hexagone).
Parmi les figures publiques on peut citer Oscar Temaru, qui incarne les revendications indépendantistes, et Hiro Tefaarere avec la centrale syndicale A ti’a i mua. Au passage on notera que le premier administre Faaa, petite ville de la banlieue de Papeete, et que le second, avant d’être dirigeant syndical était inspecteur des renseignements généraux. Des politiciens somme toute assez classiques !

Le vendredi 1er septembre les blocages de route reprennent suite à l’arrestation de Temaru. Le 2 septembre, des milliers de personnes arrivent sur Papeete, après 5 jours de marche en deux groupes sur les côtes Est et Ouest, se logeant et se nourrissant chaque nuit dans un village, après des discours et des réunions dans des églises ou des forums. Le leader indépendantiste est relâché sous la pression et la menace de fermer les routes de la ville.
C’est la crainte et la colère des réelles répercussions sanitaires et écologiques du nucléaire qui sont exprimées, ainsi que le rejet de la France, de sa politique coloniale, ses nuisances industrielles et de leurs répercussions sociales, liées au chômage élevé chez les jeunes et aux antagonismes de classes. « Journalistes français, couic ! » s’entend-on dire, par exemple, au passage d’un barrage.

Le premier essai a donc lieu mardi 5 septembre à 11:30 dans un climat déjà très tendu. À minuit, 200 travailleur·eus·e·s sur le site de Moruroa se mettent en grève, et un appel à la grève générale est lancé.
Le lendemain matin, rendez-vous est donné à l’aéroport, « seul lien avec l’extérieur » répètent les médias. On comprendra « seul lieu garantissant des invasions de touristes et une économie florissante ». Mais le rideau de fleurs qui cache les fractures sociales ne tient plus ce mercredi 6 septembre 1995. Le portail de la zone Nord est poussé hors de ses rails, avant qu’un grillage ne soit forcé et le tarmac occupé.

Ça part en mode sit-in, mais rapidement des opposant·e·s commencent à s’attaquer à des installations comme les lampes de balisages. Des pierres sont jetées sur un avion AOM (Air Outre-Mer) rempli de voyageur·euse·s, en partie, dit-on, en raison d’une rumeur qui dit que Gaston Flosse, président du gouvernement polynésien et député RPR de son état, est à bord. Ce qui s’avérera inexacte, mais peu importe, les coups pleuvent allègrement sur la carlingue et sur les flics, le décollage est annulé.

Un unique coup bien senti et…
KO !

Puis c’est au tour de l’aérogare d’être pris d’assaut, avec notamment un engin de chantier utilisé pour des belles dégradations. Le feu est mis à la zone d’embarquement, les locaux de la police de l’air et des frontières, les snacks et restaurants, les boutiques de colliers et de coquillages.

Une fois servis, plus de duty-free

Les affrontements se poursuivent jusque sur le parking où chaque voiture est transformée en torche. On dit que certain·e·s se chargeaient d’empiler des monticules de pierres pendant que d’autres les lançaient, que l’entraide existait aussi bien pour se nettoyer les yeux des gaz lacrymogènes que pour le lancer de Molotov. Les trois escadrons de gendarmes mobiles n’arrivent pas à défendre l’aéroport international qui, rappelons-le quand même, est aussi une infrastructure stratégique. 30 ans auparavant, il avait été agrandi, au même titre que le port de Papeete, pour les besoins de la construction du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) sur Moruroa. C’est-à-dire pour les besoins nucléaires de l’État et de son armée, pour qu’ils puissent faire joujou avec des plus gros bateaux et des plus gros navions, et des plus grosses bombes. L’aéroport est joyeusement détruit mais la journée n’est pas terminée et l’émeute s’étend à la ville à la tombée de la nuit. Des flics aux responsables syndicaux, des pompiers aux propriétaires de magasins (principalement des français et des chinois), l’autorité se trouve momentanément dépassée par la situation. Il y aurait eu 200 émeutier·ère·s répandu·e·s dans l’Ouest chic de la ville, s’attaquant à des boutiques de parfum et des centres touristiques ; et auraient même été tenté·e·s par l’Assemblée territoriale et le domicile du Haut-Commissaire français.

« On s’est mariés il y a 2 jours, on vient d’arriver mais on va annuler c’est trop stressant. »
Chambre d’hôtel idéale pour une lune de miel, avec vue imprenable sur le centre ville embrasé
Les commerces sont allégrement pillés, brûlés ou les deux.

Le jeudi 7 septembre, le centre ville de Papeete est retourné. Les forces de l’ordre manquaient, tout le monde en convient. Des légionnaires du 5e régiment étranger de Moruroa sont envoyés sur place rejoindre les quelques dizaines de policiers. Oscar Temaru ouvre sa bouche la première fois en 12 heures pour – oh, quelle surprise – appeler au calme. Le samedi matin, plusieurs milliers de personnes se rassemblent pour protester contre les violences. Il y a celles et ceux qui déplorent la destruction de l’image d’une Polynésie accueillante qui irradie l’imaginaire occidental, et il y a celles et ceux qui n’en ont visiblement pas grand-chose à foutre, puisque les affrontements entre les manifestant·e·s et les forces de l’ordre continuent pendant deux jours. Le samedi après-midi, des représentant syndicaux sont arrêtés, dont Hiro Tefaarere, qui est révoqué de la police nationale.

Au lendemain des émeutes, donc, en plein centre-ville, une vingtaine de pilleurs fouillent dans les débris brûles et détrempés d’une grande parfumerie de luxe. Ils remplissent leurs sacs au vu et au su de tout le monde. Les forces de l’ordre interviennent de temps à autre, mais à peine s’éloignent-elles que pilleurs et pilleuses reviennent, fiers de leurs trouvailles respectives. « Tout ce qu’il y avait de mieux est parti », explique une Tahitienne, les bras chargés de bouteilles de parfum.

Pendant ce temps, à l’aéroport de Faaa, une centaine de manifestant·e·s continuent de harceler les forces de l’ordre. Seul le parking, couvert de carcasses de voitures calcinées, sépare les manifestant·e·s des gendarmes. « Ils sont très mobiles et puis ils agissent surtout en petits groupes, un ou deux, avec des cailloux. En plus ils sont très forts ce qui fait qu’ils arrivent à projeter les cailloux très très loin. » déclare le capitaine Tavel, commandant de gendarmerie des Îles du Vent.

Lendemain des émeutes, reportage de l’Établissement Cinématographique et Photographique des Armées

À Papeete, des dizaines de vitrines ont été brisées et près de 20 magasins et bâtiments détruits. Le bilan des heurts, parfois très violents, avec les gendarmes mobiles dans l’aéroport et ses environs s’élevait mercredi soir à 20 blessés, dont 3 graves et 12 hospitalisés. Un manifestant a eu la main arrachée par une grenade. L’aéroport a été fermé pour une durée indéterminée et la police urbaine de Papeete a procédé à une trentaine d’interpellations. Le jeudi soir on comptait 33 gardes à vue.

Le deuxième essai a lieu le 1er octobre, suivi par des manifestations à Papeete, Tokyo et Paris. Le dernier – et 210e – est conduit sur l’atoll de Fangataufa, au Sud de Moruroa, le 27 janvier 1996.

« Nous disposons maintenant de tous les éléments pour relever le grand défi technologique de la simulation. Nous nous en donnerons les moyens. Je sais pouvoir compter sur le dynamisme et la compétence de nos ingénieurs et techniciens pour y parvenir. » déclare Chirac le 23 février 1996.

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