Il est né en 1928 à Barcelone. Il se souvient de l’effervescence de 1936 suite à la victoire des élections de février par une coalition de gauche, permise par le vote massif des anarchosyndicalistes de la CNT afin d’obtenir la libération des prisonniers politiques. Il se souvient aussi des préparatifs face à la menace d’un coup d’état fasciste que tout le monde sent venir, des discussions animées des cénétistes qui passent régulièrement dans sa maison familiale. Il entend les coups de feu du 18 juillet 1936 et voit les curés faire usage de leurs armes. Il comprend alors ce que les religieux sont réellement : des criminels réactionnaires ; des fanatiques, comme il aime toujours à le répéter. Il apprend aussi la réalité des pratiques des communistes autoritaires, qui ont participé à liquider la révolution sociale en Espagne.
En janvier 1939, Joan a 1O ans quand les troupes dirigées par le Général Franco entrent à Barcelone. Depuis des jours, des colonnes de réfugié-es sont parties vers la France. L’ambiance change rapidement. Il n’est plus question de jouer librement pour les enfants, mais il faut sans cesse demander la permission, notamment aux curés. La docilité au pouvoir s’apprend très jeune.
Un jour, un cousin arrive à la maison. Il a fui le camp de concentration d’Argelès en France, où il était interné avec des milliers d’autres réfugié-es espagnol-es. Les conditions de vie y sont épouvantables. Un certain nombre de français se livrent à divers trafics sur le dos des réfugié-es.
A l’âge de 16 ans, en 1944, Joan travaille comme apprenti dans une usine. La CNT clandestine y organise une grève pour exiger une augmentation de salaire. Il y participe et collecte des fonds pour les familles des membres du comité de grève incarcérés par le pouvoir. Les salaires sont finalement augmentés, mais des compagnons prennent dix à quinze ans de taule. Ecœuré, Joan tente une première fois de passer clandestinement en France, sans succès. Pris, cela lui vaut ses premières expériences en prison. Il y parvient finalement à l’été 1947, en passant la frontière à pied au nord de Berga. En France, il commence d’abord par travailler dans les mines de charbon du Tarn, puis à Cransac. Joan adhère alors à la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL).
En 1948, Joan est présenté au célèbre guérillero anarchiste Marcelino Massana, dit « Pancho ». Il rejoint à Toulouse un groupe de neuf compagnons du maquis, qui fait la jonction dans les Pyrénées avec deux autres compagnons, dont Ramon Capdevila, dit « Caracremada ». Le nom de maquisard de Joan est quant à lui « El Senzill », dont il s’amuse encore de la traduction italienne, qui signifie « le simplet ». Le but de l’opération de guérilla est de mener des sabotages sur les pylônes de haute tension, les transformateurs électriques et les voies de chemin de fer afin de causer des dégâts à l’économie franquiste. Le groupe en profite aussi pour décharger des patrons sympathisants du régime de leur argent. Il y a besoin de pognon pour mener la lutte.
Mais en rien ce ne sont des bandits, pourtant dénommés comme tels non seulement par le régime franquiste, mais aussi par une partie de la gauche et même par une partie du mouvement libertaire espagnol en exil en France. Comme le dit aujourd’hui Joan, ils ont une morale, tandis que les gens contre qui ils mènent cette lutte en sont dépourvus. Les actions se multiplient, comme en juin 1949 où plus de 40 pylônes haute tension sont dynamités, mais l’étau des troupes franquistes se resserre. La force de la conviction et la solidarité des compagnons et compagnonnes suffisent à peine à encaisser la faim, le froid et les marches harassantes dans la montagne.
En septembre 1949, plusieurs groupes d’action se préparent à passer en Espagne depuis Toulouse, menés notamment par le fameux Francisco Sabaté, dit « Quico ». L’idée est non seulement de continuer les sabotages, mais de s’implanter à Barcelone pour y mener la guérilla. Joan part avec Gregorio et Saturnino Culebras, José Conejos Garcia, Manuel Aced Ortell, Elio Ziglioli et Manuel Sabaté. Ramon Capdevila leur sert de guide. Malheureusement, les escarmouches avec la Guardia Civil, les dénonciations et les arrestations s’enchaînent. L’italien Elio Ziglioli est ainsi arrêté par la Guardia Civil. Alors qu’il emmène les flics à une cache d’armes, il saisit une grenade et est abattu avant d’avoir le temps de la lancer contre ses bourreaux. Il avait 22 ans. Parvenu à Barcelone, Joan quant à lui est finalement arrêté le 18 octobre 1949.
Après plusieurs jours de cachot et d’interrogatoire, Joan est transféré à la prison Modelo. Il passe avec plusieurs de ses compagnons en Conseil de guerre le 7 décembre. Lors du procès, le procureur ne se contente pas des faits (franchir la frontière avec des armes), mais attribue des intentions et suppose qu’ils ont participé aux « atrocités » de la guerre d’Espagne. Il en est de même pour Joan. Quand le procureur se rend compte qu’il est trop jeune pour avoir eu une participation active entre 1936 et 1939, le bourreau du tribunal déclare alors : « si ce n’était pas lui, ce fut quelqu’un d’autre », déclaration d’innocence qui vaut évidemment sentence. Il est condamné à mort, ainsi que Manuel Sabaté et Saturnino Culebras. Il ne reste plus qu’à envisager l’évasion pour lui éviter de mourir à 21 ans.
Ses deux compagnons sont exécutés. Vingt jours après, Joan apprend que sa peine de mort est commuée en trente ans de prison. S’ensuit de longues années de prison au pénitencier de San Miguel de los Reyes à Valence. Il croise des compagnons, fait l’expérience de la solidarité avec les prisonniers de droit commun, participe à plusieurs révoltes pour améliorer les conditions de vie dans la taule et se casse une jambe en tentant de s’évader. Pendant ce temps-là, les relations internationales du régime fasciste se normalisent, notamment avec les Etats-Unis. La dictature devient respectable.
Joan est libéré le 18 octobre 1969, après vingt ans de taule, bénéficiant d’un décret du régime exemptant du reste de la peine un prisonnier ayant effectué vingt ans ininterrompus de privation de liberté. Il travaille quelques temps comme correcteur à Barcelone, mais les contrôles policiers sont incessants. Il quitte finalement l’Espagne pour la France. A Toulouse, un copain lui trouve un boulot de maçon. Il rejoint aussi la Commission Pro Presos de solidarité avec les prisonniers. Marcelino Massana l’aide à obtenir le statut de réfugié politique.
Joan se rend notamment en Angleterre, non sans susciter de fortes inquiétudes chez les autorités locales, pour tisser des liens de solidarité avec d’autres groupes d’aide en faveur des prisonniers politiques. Il en profite pour rendre visite à Stuart Christie, alors incarcéré dans l’affaire de la Angry Brigade, groupe d’agitation armée. Mais Joan n’est pas satisfait de sa nouvelle situation. Les années de prison laissent des traces.
Il part à Paris, rencontre sa compagne Yvette, avec qui il a un fils. Ensemble, ils vivent d’un commerce de produits laitiers qui tourne bien. Il n’en oublie pas la lutte pour autant, et se solidarise avec les prisonniers des GARI en 1974. Parfois, c’est surtout la police qui se rappelle à lui, comme en octobre 1976. Avec onze autres exilé-es, les flics français l’emmènent à Belle-Ile pour quelques jours, le temps de la visite du roi Carlos, qui a promis des élections libres suite à la mort de Franco. A la demande des autorités espagnoles, les flics français éloignent des réfugié-es politiques jugés dangereux.
Joan et sa famille s’installent ensuite à Perpignan, où ils tiennent un commerce alimentaire qui marche mal : lui et sa femme n’osent rien dire aux gens qui les volent à l’étalage. L’éthique n’aide pas à s’enrichir. A travers l’Association des prisonniers politiques du franquisme en France, il maintient vivante la mémoire de la lutte contre ce régime fasciste. Il critique aussi l’illusion de la « transition démocratique », qui recycle les flics, les juges et les militaires de la dictature en défenseur de la démocratie. L’arrivée des socialistes et de la gauche au pouvoir ne change rien, hier comme aujourd’hui.
Aujourd’hui en Normandie, Joan n’a jamais abandonné son idéal anarchiste. A 95 ans, il part en procès contre l’Etat espagnol afin de réclamer des indemnités comme victime du régime de Franco. Il ne cesse de raviver cette mémoire des crimes du franquisme et des résistances contre le même régime. Mais il n’en oublie pas l’actualité : il est un correspondant privilégié de la presse libertaire espagnole en France. Il publie des textes sur les Gilets jaunes, contre les politiques de Macron, etc. Il souhaite toujours en finir avec les frontières, loin de tout nationalisme, y compris catalan. Et il est toujours prêt à accueillir des compagnons et compagnonnes autour d’une bonne table et d’un bon calva. Son dernier conseil en franchissant sa porte : « gardez le sens de l’humour. Ça, c’est important ! » Une façon de rester humble et joyeux, malgré les exigences et les vicissitudes qu’impliquent le combat révolutionnaire.
Bibliographie incomplète :
Sur la guerre d’Espagne :
Miguel Amoros, Durutti dans le labyrinthe, Encyclopédie des Nuisances
Camillo Berneri, Guerre de classes en Espagne, Spartacus
Antoine Gimenez (et les Giménologues), Les fils de la nuit, Libertalia
Agustin Guillamon, Les comités de défense de la CNT à Barcelone, Le Coquelicot
Un incontrôlé de la colonne de fer, Protestation sur les capitulations de 1937, Encyclopédie des Nuisances
José Peirats, La CNT dans la révolution espagnole (3 tomes), Noir et Rouge
Georges Orwell, Hommage à la Catalogne
Sur la guérilla antifranquiste :
Anonyme, Caracremada. Sur les sentiers de la guérilla en Espagne 1945-1963, Tumult
Tiburcio Ariza et François Coudray, Les GARI. 1974, la solidarité en actes, CRAS
Joan Busquets, 20 ans de prison. Les anarchistes dans les geôles franquistes, Le Coquelicot
Collectif, Salvador Puig Antich. Guérilla anticapitaliste contre le franquisme, Noir et Rouge
Jean-Claude Duhourcq et Antoine Madrigal, Mouvement ibérique de libération, CRAS
Tomas Ibanez, Une résurgence anarchiste. Les jeunesses libertaires contre le franquisme, Acratie
Antonio Tellez Sola, Sabaté. Guérilla urbaine en Espagne 1945-1960, Tumult