Un lexique parfois maladroit d’un certain antiracisme d’aujourd’hui

[...] La réappropriation culturelle, c’est l’histoire de toutes les cultures humaines. Toute culture est une histoire d’appropriation et de rejet, une histoire de mélange, depuis l’aube de l’humanité. Je laisse ces idées étroites à celles et ceux qui adorent les frontières, qu’elles soient physiques ou culturelles, à toutes les pensées essentialistes, qu’elles soient explicitement racistes ou se développent sous couvert d’antiracisme. [...]

"Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. ", Frantz Fanon

« Premiers (et premières) concernés » :
Il y a évidemment des personnes visées explicitement par le racisme pour leur couleur de peau et leurs traits physiques et culturels : selon les contextes les juifs et les juives, les roms, les arabes, les asiatiques, etc., réel-les ou supposé-es, peuvent être concernés. En fait toutes les catégories fabriquées par le pouvoir construites sur une base prétendument biologique et culturelle et qui servent de repoussoir pour créer négativement une identité nationale ou ethnique. Les ratonnades, pogroms, assassinats policiers et autres oppressions et ségrégations plus administratives en sont l’expression. Toutefois, je constate que la formule glisse parfois vers autre chose.
D’abord, elle pousse parfois à considérer comme parole d’évangile ce qui est dit uniquement parce que la personne qui le dit présente la bonne dose de mélanine. Curieux antiracisme… Ce n’est pas sans rappeler l’ouvriérisme des communistes de parti d’antan (et parfois d’aujourd’hui) qui considérait que l’ouvrier (bien guidé par son parti) avait toujours raison. Savoir d’où parle une personne peut bien sûr donner plus d’épaisseur au propos ou mieux contextualiser. La question est de savoir quand arrive une forme de personnalisation du pouvoir. Bien souvent, quand quelqu’un ou une commence à parler « des premiers concernés », il ou elle parle en réalité au nom de. Homogénéisant du même coup un groupe de personnes et faisant taire les divergences en son sein, il ou elle se pose de fait en représentant – dans la plus classique manière de faire des politicards. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’une victime de ci ou de ça se transforme en porte-parole, puis en représentant ou représentante de. La victimisation peut être un puissant vecteur de pouvoir : il suffit de se rappeler un certain Jésus…
Il me semble que la version anarchiste valorisant l’anonymat est plus pertinente et ouvre à davantage d’émancipation : ce n’est pas qui le dit, mais ce qui est dit qui prime (et peut raisonner et être réapproprié). Les histoires singulières et les expériences particulières peuvent évidemment donner de la consistance au contenu. Mais la position sociale ou le taux de mélanine ne suffisent jamais. Et pour cause : s’il y a des paroles hégémoniques (malheureusement), il n’y a pas de position homogène, mais bel et bien des divergences et des positions différentes. Et cela, qu’on soit blanc, noir, jaune, femme, trans ou qui que ce soit d’autre. Le problème de la référence aux « premiers concernés » n’est pas de valoriser les paroles particulières, c’est de les homogénéiser et de les catégoriser, comme si le taux de mélanine, la position sociale, la pratique sexuelle ou le genre poussaient naturellement à une prise de parole forcément univoque. Essentialisation, quand tu nous tiens.
En outre, le système raciste n’est pas exclusivement raciste : il est autoritaire. Il a besoin de flics et de fonctionnaires pour contrôler et réprimer. D’ailleurs, le déploiement de ce type de régime s’accompagne d’abord d’une offensive contre toutes les forces opposées (activement ou non), au premier rang desquelles les anarchistes et consorts. Marinus Van der Lubbe n’avait ainsi pas besoin d’être juif pour se sentir menacé par l’arrivée au pouvoir de Hitler et vouloir agir contre lui et ses idées. De fait, un régime autoritaire, quel que soit sa nature, ne s’applique jamais qu’à un petit segment particulier : il institue un ordre social, une réalité existante que chacun et chacune subit et qui réduit l’exercice de la liberté et de l’égalité pour tout le monde.
Ensuite, la formule des « premiers concernés » me donne parfois l’impression de renvoyer soit à la conception libérale de la liberté (une liberté égoïste : à chacun et chacune son identité, interchangeable et relative, mais surtout exclusive), soit à l’absence de liberté, l’individu étant assimilé à sa communauté, son groupe ethnique ou sa prétendue « race » (sociale ou non) comme autrefois le marxisme étroit réduisait l’individu à sa classe. Cette conception de la (pseudo)liberté est en tout point étrangère à celle de Bakounine et des anarchistes : pour elles et eux, la liberté des autres confirme et étend la mienne à l’infini ; je ne suis pas libre sans les autres. Non seulement le racisme est dégueulasse, mais en plus il me prive de mon potentiel de liberté en attaquant celle d’autrui. Il n’y a pas de liberté – pour quiconque – dans un régime autoritaire et dans un régime raciste. Certes, certains et certaines profiteront de cette oppression, et surtout certains et certaines vivront l’oppression dehors, d’autres enfermé-es, et d’autres encore ne la vivront pas parce qu’ils et elles risquent d’être éliminés – et tout cela ne peut pas être mis sur le même plan. Mais tout le monde est concerné face à la domination d’un régime autoritaire, puisqu’il s’applique dans la réalité que chacun et chacune vit.

« Islamophobie » :
Le terme « islamophobie » apparaît dans la première décennie du XXe siècle, dans des textes de juristes et d’islamologues occidentaux, avant d’être repris et diffusé par les Mollahs iraniens dans les années 1970. Depuis le début des années 2000, il est propagé par les 57 États de l’Organisation de la conférence islamique (OCI, renommée depuis Organisation de la coopération islamique), organisme intergouvernemental, regroupant notamment des régimes aussi sympathiques que l’Iran, l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, le Soudan, l’Ouganda. La Russie y est aussi invitée comme observatrice.
Dans le 2e Rapport de l’Observatoire de l’OCI sur l’islamophobie (juin 2008-avril 2009), Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’OCI, déclare : « L’islamophobie est un vocable qui désigne la résurgence contemporaine de la vieille discrimination contre les Musulmans et la déformation du message éternel de l’Islam. […] Sachant que la religion fait partie intégrante de chaque civilisation et de chaque culture, on comprend à quel point les idées fausses et l’incompréhension de l’Islam en Occident risquent de mettre en péril la paix et la sécurité des générations actuelles et futures. L’islamophobie est une forme de discrimination raciale. Elle véhicule en fait deux variantes du racisme latent, qui se manifestent tant dans l’apparence physique différente des Musulmans que dans l’intolérance vis-à-vis de leur religion et de leur culture. » Propagé par ces Etats, la notion d’islamophobie est d’abord un terme de propagande religieuse. Il est donc étonnant que ce terme ait depuis fait florès dans tous les milieux de gauche, radicaux et libertaires.
La formule d’islamophobie est pourtant pour le moins malhabile, puisqu’elle risque de renvoyer le blasphème ou l’athéisme à une phobie, une peur irrationnelle ou pis, un racisme inconscient. De fait, ce qui se passe de plus en plus dans l’univers de la course aux oppressions spécifiques, c’est qu’il faudrait taire sa critique des religions au nom de l’antiracisme. Evidemment, lutter contre l’Islam dans le contexte français ne peut pas se faire de la même façon que dans le contexte iranien par exemple. Si l’action directe contre une église est tout à fait pertinente, celle contre une mosquée va surtout parler aux racistes. Toutefois, comme toutes les religions, l’Islam produit bien des effets d’oppression dans la société – et notamment dans les quartiers populaires. Il ne faut pas y avoir souvent été pour l’ignorer. Lutter contre le racisme tout en critiquant l’aliénation religieuse n’est pas impossible. C’est ce que l’anarchisme se propose d’ailleurs de faire depuis déjà longtemps.
Par ailleurs, le terme d’islamophobie est réducteur : un grand nombre de personnes subissant le racisme est assigné par les racistes à une religion à laquelle ils et elles ne souscrivent pas, voire refusent vigoureusement (et ont même parfois fui leur pays pour cela). L’usage du terme d’islamophobie les assigne une seconde fois, cette fois-ci par les antiracistes. Là encore, curieuse récurrence.
Enfin, cette formulation renvoie à des représentations déjà anciennes présentes dans certains cercles marxistes à la recherche perpétuelle du sujet révolutionnaire et croyant le trouver dans le jeune de cité d’origine immigrée (au passage, sur ce terrain il semble que la concurrence fanatique a largement pris de l’avance). Or, il n’existe pas de religion des dominé-es—les dominé-es ne peuvent être assignés à une religion – mais des religions qui dominent et oppriment. Si des musulmans et des musulmanes sont opprimés, ça ne peut justifier, au nom des circonstances, le fait d’invisibiliser en quoi la religion opprime. Ça veut juste dire qu’il faut être clair dans le propos et refuser d’hurler avec les loups : rappeler que toutes les religions oppriment ne peut pas justifier d’opprimer les croyants et les croyantes.

« Race sociale » :
La notion de race a d’abord été un synonyme de lignée. A partir du 17e siècle, et surtout au 19e, elle va être théorisée pour justifier la classification et la hiérarchisation de groupes humains selon des traits physiques et culturels naturalisés. Un processus par ailleurs mis en place pour accompagner l’expansion du capitalisme par la traite des Noirs et la colonisation. Le racisme s’appuie alors sur un discours scientifique. Au-delà du racisme, les inégalités et les rapports de pouvoir se parent d’une justification biologique. C’est l’époque du darwinisme social, qui structure encore largement nos sociétés. Sous couvert de génétique ou à travers la sociobiologie et le transhumanisme, les rapports sociaux sont aujourd’hui toujours autant naturalisés.
Certes, la « race sociale » tout droit sortie des bancs universitaires états-uniens et de l’intersectionnalité désigne le processus social qui produit le racisme et qui biologise le social du même coup. A ceci près que le langage nous habite et qu’à force de parler de race la confusion s’installe. Sous couvert de « social », l’essentialisation revient souvent au galop et derrière la race sociale, la race biologique n’est jamais loin. Des glissements essentialisants s’opèrent parfois. Un coup, c’est l’homosexualité qui serait un truc occidental, une autre fois le féminisme ne pourrait exister qu’en donnant son allégeance communautaire préalable, etc.
D’ailleurs aux Etats-Unis, où la « race » est une catégorie officielle du pouvoir, plus précisément du Bureau de recensement pour administrer les populations, si sa définition officielle se veut sociologique, avec des critères culturels (religion, nationalité) auxquels se mêlent aussi des traits physiques (la couleur de peau), elle est considérée comme un fait biologique par une majorité de personnes. Pas sûr que parler de race sociale aide à sortir d’une représentation raciale de la société (d’ailleurs, un certain nombre de chercheurs et chercheuses et surtout de militants et militantes antiracistes critiquent son usage). Il en est de même lorsque des militants et militantes antiracistes se mettent à scander « la race existe » lors d’une perturbation d’un débat critique sur l’utilisation de la notion de « race sociale ». Je ne suis pas sûr que ce soit clair pour les protagonistes et c’est certain que ça ne l’est pas pour les personnes entendant ce message pour le moins confusionnant… Non (faut-il le rappeler ?), la « race » n’existe pas, il n’existe que du racisme.
A travers une notion aussi chargée, l’essentialisation revient sans arrêt. Le mot « race » est pris dans une longue histoire et reste encastré, qu’on le veuille ou non, dans un réseau de signifiants ramenant vers l’essentialisation. C’est ainsi, par exemple, que les Blancs et dans une moindre mesure les Blanches deviennent par essence sociale des colons et des oppresseurs. Cette lecture essentialiste en vient à faire du taux de mélanine un critère de domination structurel – y compris pour certains et certaines qui se sont engagés dans les luttes anticoloniales et antiracistes depuis longtemps. Derrière, la question de la coexistence des « cultures » (essentialisées) devient le problème central.
Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur l’intersectionnalité, théorie des sciences sociales qui se pare parfois de l’énonciation de la vérité absolue – ce qui n’a alors plus rien à voir avec une analyse, mais seulement avec de l’idéologie. Surtout, sous couvert de mettre en avant les imbrications et les multiplicités de facteurs, elle tend bien souvent à hiérarchiser les luttes. On comprend bien que face à l’occultation répétée des questions sexuelles, de genre et de racisme, des personnes ont souhaité mettre plus en avant celles-ci, et qu’à bien des égards il était temps qu’on mette tout ça en avant. Toutefois, des vieux schémas ont tendance à se répéter, où la mécanique marxiste de la lutte des classes se trouve déplacée à ces autres questions, tandis que c’est à mon avis cette mécanique qui ne marche pas.
De fait, la question sociale n’a jamais été réduite à celle des travailleurs et travailleuses contre les capitalistes (ou des prolétaires contre les bourgeois, ou des pauvres contre les riches). Elle a toujours été imbriquée dans d’autres aspects : les révolutionnaires des années 1790 ne se contentent pas d’abolir les privilèges, ils mettent sur un pied d’égalité avec elles et eux les juifs et les juives, abolissent l’esclavage (un certain nombre d’esclaves n’attendent pas pour se libérer par eux et elles-mêmes), tandis que les femmes s’invitent dans les assemblées armes à la main pour prendre la parole. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. La question sociale est celle d’une lutte contre le pouvoir, contre ce qui dépossède et prive les individus de leurs décisions, des finalités de leurs actions, de leurs corps. Il est difficile de considérer qu’il existe des combats spécifiques sur ci ou ça, tant les causes de la domination et de l’exploitation sont entremêlées. L’intersectionnalité a pourtant souvent tendance, malgré ce qu’elle affiche et dans les faits, à privilégier les variables « race » et « genre » – au point de tomber régulièrement dans l’interclassisme par exemple. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des formations en « management queer » ou avec des ministres enseignant les Black studies dans le gouvernement Macron, ou encore que la plus grosse association homosexuelle se félicite que Gabriel Attal soit nommé Premier ministre parce qu’il est gay, bref, que ça s’intègre dans les logiques du pouvoir.

« Réappropriation culturelle » :
Non seulement la « race sociale » risque de faire glisser vers le retour du biologique, mais produit aussi une analyse sur la concurrence entre des cultures supposées clairement circonscrites et étanches. Ça me fait parfois penser à une reproduction du virage ethno-différentialiste mené par la nouvelle droite depuis les années 1970 (c’est-à-dire par les intellectuels des extrêmes-droites d’aujourd’hui).
Il existerait ainsi non seulement des « peuples » ou « ethnies » identifiables et au-dessus des individus, mais ceux-ci seraient impossibles à concilier. Il serait souhaitable que chaque « ethnie » reste étanche, interdisant tout mélange et tout métissage. La coexistence pacifique ne pourrait se faire qu’à ce prix. C’est ce qui permet à Alain de Benoist de se faire passer pour un antiraciste, mais un antiracisme de frontières basé sur du racisme : « Si l’on est contre la colonisation, alors il faut être pour la décolonisation réciproque, c’est-à-dire contre toutes les formes de colonisation : stratégique, économique, culturelle, artistique, etc. On a le droit d’être pour le Black Power, mais à la condition d’être, en même temps, pour le White Power, le Yellow Power et le Red Power ».
La conception biologique (zoologique) de la race a été remplacée par un schéma anthropologique et ethnographique. Le sang et les systèmes de représentation seraient synthétisés par une identité culturelle surplombante, créant mécaniquement un « choc des civilisations ». De fait chaque « culture » serait incommensurable, impropre au métissage et à l’ouverture. Il n’est ainsi plus question de nationalisme basé sur un Etat, mais d’un nationalisme plus ethnique qu’étatique, plus séparatiste qu’impérialiste. L’ethnodifférentialisme n’est en fait rien d’autre qu’un racisme sous une nouvelle forme : un racisme culturel. A noter que cet ethnodifférentialisme n’est pas seulement au cœur de la pensée hégémonique en Occident (depuis les identitaires et les fanatiques des ’’valeurs occientales’’), c’est aussi cette thèse – teintée de religion – qui est au cœur de cette autre extrême-droite qu’est l’islamisme.
Je ne peux pas voir autre chose qu’une reproduction des schémas de pensée de la nouvelle droite dans le refus de servir une personne dans une cantine libertaire ou le fait de la virer d’un squat sous prétexte qu’elle porte des dreadlocks alors qu’elle est blanche. Réappropriation culturelle ! entend-on. Ou encore de s’offusquer parce qu’un festival de gauchistes met à l’abri des gens dans des tentes berbères, parmi d’autres structures (sérieux ?). Réappropriation culturelle ! entend-on encore. Or, il n’a jamais existé et n’existera jamais de cultures étanches. C’est une fiction des racistes. L’histoire de l’humanité est une histoire de brassage, d’emprunts et de rejets entre cultures. Même les Sentinelle, tribu isolée dans les îles Andaman, refusant tout contact avec la civilisation extérieure, en est en même temps imprégnée. Elle récolte ses déchets, observe ses avions et ses bateaux, se fait bousculer par sa connaissance d’un monde extérieur qu’elle ressent (à juste titre) comme un danger.
Je comprends bien la nécessité de la critique de l’universalisme étroit (occidentalocentrisme), qui s’est imposé par la colonisation et qui est parfois reproduit sous les meilleurs intentions (humanitaires, peut-être même révolutionnaires parfois). Il n’empêche qu’il existe bien une commune humanité et les aspirations à la liberté et l’égalité ne sont pas relatives à une culture particulière, celle des Lumières, mais sont présentes partout. C’est d’ailleurs le point de départ de l’internationalisme (mais je soupçonne que l’internationalisme puisse être taxé de racisme latent par certains. La guerre c’est la paix, l’esclavage c’est la liberté, comme disait l’autre).
La réappropriation culturelle, c’est l’histoire de toutes les cultures humaines. Toute culture est une histoire d’appropriation et de rejet, une histoire de mélange, depuis l’aube de l’humanité. Je laisse ces idées étroites à celles et ceux qui adorent les frontières, qu’elles soient physiques ou culturelles, à toutes les pensées essentialistes, qu’elles soient explicitement racistes ou se développent sous couvert d’antiracisme.
C’est aussi ce que posait un antiraciste de renom, Frantz Fanon, dans Peau noir, masques blancs : « Le Noir, même sincère, est esclave du passé. Cependant, je suis un homme, et en ce sens la guerre du Péloponèse est aussi mienne que la découverte de la boussole. […] Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé. Pour beaucoup d’autres nègres, la désaliénation naîtra, par ailleurs, du refus de tenir l’actualité pour définitive.
Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue. Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir. Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui devenait, à plus d’un titre, impossible de respirer. […] Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. […] À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. Mon ultime prière : O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »

En définitive, ces termes me semblent pour le moins maladroits, risquant de produire l’inverse de l’effet recherché (surtout dans un contexte où la pensée hégémonique est celle des ennemis). Ils ne sont pas à mettre sur le même plan : « premiers et premières concernés » est probablement une expression qu’il m’arrive d’utiliser ; « islamophobie » et « race sociale » sont pour moi rédhibitoires si leurs contours ne sont pas immédiatement précisés (maintenant la possibilité de la critique de la religion d’un côté, réaffirmant que la race n’existe pas et qu’il s’agit de définir un processus social d’assignation et de discrimination de l’autre) et que leur usage reste critiquable et critiqué. Je ne suis pas un grand épistémologue, mais il me semble que Karl Popper a tout à fait raison quand il délimite le discours de l’analyse rationnelle par le fait qu’il est justement réfutable. Autrement, c’est de la croyance. Donc disqualifier les personnes critiquant l’usage de tel ou tel terme (par exemple, en déclarant que celui ou celle qui refuse d’utiliser « race sociale » serait motivé par la volonté de masquer la réalité du racisme…) n’est rien d’autre que s’embourber dans ce que Stirner appelait les fantômes. Quant à la critique de la « réappropriation culturelle », il n’y a rien à en sauver. L’histoire de l’humanité est une histoire de réappropriation culturelle (et de distinction) et il n’a jamais existé et n’existera jamais de culture étanche. Même les enfants de Corée du Nord connaissent les personnages de Disney… Et ce n’est de toute façon pas une société désirable, non ? La « réappropriation culturelle » telle qu’elle est utilisée est un truc limite facho, reprenant les thèses ethnodiffférentialistes théorisées par la Nouvelle Droite. Ce n’est pas nouveau, les plus autoritaires et les plus fanatiques du Black Power avaient autrefois revendiqué l’existence de deux Etats-Unis distinctes, l’une réservée aux Blancs et Blanches, l’autres aux Noir-es, au nom de deux entités naturellement distinctes (sans qu’on sache très bien à partir de quel degré de mélanine on bascule de l’un à l’autre). Beau projet d’émancipation… Tu me diras, n’est-ce pas une solution à deux Etats, qui en rappelle une autre ? Perso, je me battrai toujours contre l’Etat, qu’il soit réel ou désiré – ce qui n’empêche pas une solidarité avec les opprimé-es palestinien-nes, pris-es en étau entre l’armée et les colons Israéliens et leurs mâtons autochtones. Et au fait, le keffieh palestinien ? Réappropriation culturelle ou pas ?

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