Source : Blog Chardons ardents
Je ne sais pas parler de livre. En voulant écrire sur un bouquin, j’ai surtout… fait un résumé. Alors je recommence.
Ce que je voudrais, c’est parler de justice, et de Justice. La majuscule, c’est pour l’institution, le système judiciaire, celui qui fait corps avec la police et la psychiatrie, celui qui condamne, qui punit, qui enferme. Et finalement, on fait pareil. Et j’ai lu Faire justice d’Elsa Deck Marsault en étant déjà convaincue que le système judiciaire, pénal, carcéral crée des problèmes sans en résoudre, et en l’étant aussi que dans les communautés que l’on se recrée, que ce soit pour militer ou pour être entre pair-es, on gère les conflits et les violences comme des pieds, bien que la violence ne soit pas la même mesure. Je dis « on », mais la vérité, c’est que je ne suis pas moins merdique que d’autres, et plus que d’autres autres. J’ai plus souvent fui qu’affronté.
Cet article risque d’être mêlé d’un peu de moi, un peu foutraque et long – et c’est pas grave, (presque) personne ne lit ce blog – parce que ce livre fait écho, réponses, questions à des petites choses concrètes de mon existence.
Il y a des choses qui viennent du livre, de ce que j’ai compris du livre (c’est un peu différent), de ce que j’en ai réfléchi, d’autres lectures, et je suis incapable de sourcer correctement parce que je ne me souviens pas quelle réflexion appartient à qui – ça fait trop longtemps, ma tête c’est le foutoir, c’était des bouquins empruntés en général donc impossible de vérifier, etc.
Ceci est aussi écrit d’aujourd’hui, ça ne reflète que des réflexions à un instant donné. Peut-être que dans un, deux, dix ans, j’aurais changé, affûté mon avis, et quitté cet endroit.
Croire les victimes
« il n’y a pas besoin de faits concrets et explicités, ni même, parfois, de témoin ou de victime directe pour formuler ou relayer une accusation grave » (p.45)
Croire les victimes est fondamental. Ce n’est pas ne pas les croire que de le faire correctement et prendre les précautions d’usage, ce n’est pas une insulte aux victimes et ce n’est pas non plus une exigence d’étaler ses traumatismes sur la place publiques.
« les protagonistes de l’agression ou du conflit finissent dépossédé-es de leur histoire. Iels ne peuvent plus prendre de décisions concernant leur processus de réparation ou de guérison, car iels ne sont plus entendu-es par les personnes qui se sont chargées de la gestion. » (p.55) Cet engrenage remet en question la mise en application concrète du principe d’écouter la victime, qui se retrouve sans pouvoir d’agir sur sa propre histoire. Certes on l’aura « écoutée » au début, pour ensuite la laisser de côté. Ce n’est pas vraiment une prise en compte satisfaisante. Ce qui n’en est pas non plus une serait de répondre à tous ses désirs.
Et il y a autre chose, que j’ai lu dans cet article que j’encourage vraiment à lire sur Que faire quand on a agressé quelqu’un-e de Kai Cheng Thom que j’ai trouvé très juste et que je mets donc là : « Pour moi, se centrer sur les survivant·es veut dire que les survivant·es ont la possibilité de mener leurs propres processus de guérison, qu’on leur donne la place pour dire ce qui leur est arrivé et ce dont iels ont besoin (ce que le système de justice pénal ne fait généralement pas). Cela ne revient pas à mettre sur le dos des survivant·es (des personnes qui sont probablement encore sous le choc du mal qui leur a été fait) la responsabilité du dialogue intracommunautaire et du processus de réhabilitation. » (même si je ne suis pas adepte de la réhabilitation, qui à mes yeux est trop connotée à la fois par le système judiciaire et carcéral et par le milieu du handicap et la psychiatrie, côté rééducation, retour la vie civile, productivité, respectabilité). Ce n’est pas nous rendre service que d’acquiescer à tout. Reprendre du pouvoir sur sa vie, sur ce que l’on a vécu de grave ou de simplement douloureux, ne veut pas dire avoir tout pouvoir sur les autres.
Punitions, exclusion, etc.
Et pourquoi faudrait-il punir ? Quand j’entends « ouais ce livre a changé ma vie » je suis souvent un peu perplexe, mais n’empêche, Pourquoi faudrait-il punir ? de Catherine Baker m’a fait un peu voir la lumière, disons. J’étais déjà dans l’idée que la prison ne servait à rien et tout ça. Mais cette idée, toute contenu dans le titre : punir, ça sert à quoi ? ça mérite qu’on l’interroge, à tous les niveaux de notre vie. Ça sert à quoi, ça mène à quoi, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?
Nous sommes nourri-es d’imaginaires de vengeance, dans nos luttes certes, mais pas seulement. Ils sont partout dans nos vies, dans les œuvres que nous consommons, dans les discours que nous entendons ou lisons… et il est important, il est indispensable de savoir tracer une limite entre la fiction et ce que l’on veut pour nos réalités. Peut-on se dire anti-carcéral si l’on reproduit les violences du système judiciaire, dont la vengeance me semble faire partie malgré les dénégations des parties impliquées ? Avoir envie de se venger, de « faire payer » l’autre lorsqu’on a été blessé-e, agressé-e, est humain. Je suis passé, je passe par là, je ne l’exclus même pas. Mais ce n’est pas une pratique collective acceptable pour gérer les conflits et les violences interpersonnelles.
Pour en revenir à Faire justice, l’autrice parle de proportionnalité non pas de la peine, mais de la défense. De la légitime défense. Qu’il faudrait s’approprier, et questionner. L’exclusion des personnes pour des motifs très divers, parfois très flous (et parfois pas du tout), sans limite de durée, qui revient souvent à priver de vie sociale voire même de vie professionnelle les personnes exclues pose cette question de proportionnalité, ainsi que celle des limites. « Comment appliquer la condamnation de quelqu’un-e qui a mal et qui ne prend pas ses responsabilités quand nous-mêmes nous lui infligeons une violence sans prendre nos responsabilités ? » (p.62) Cette violence ne concerne pas que l’exclusion, mais également les rumeurs qui se diffusent très rapidement sans contrôle et sans qu’on puisse réellement revenir dessus, et les call-out – qui eux-mêmes entraînent généralement des rumeurs, voire d’autres punitions comme l’exclusion.
A propos du call-out plus précisément, l’outil, préalablement plutôt pensé pour s’attaquer à des personnes concentrant le pouvoir, intouchables autrement, est détourné pour viser des personnes minorisées, utilisé sans avoir tenté autre chose. Il est devenu une sorte de rite initiatique, pour des motifs très divers, avec des comptes de réseaux sociaux ou des collectifs dédiés au call-out.
Mais le call-out a un effet assez systématique : il mène au harcèlement. Et, généralement, il ne règle pas vraiment les problèmes. La personne victime est très rapidement mise de côté, dépossédée – il arrive qu’elle ne soit même pas à l’origine du call-out. Ôter son histoire des mains de la personne pour en faire en call-out, ce qui advient rapidement sur les réseaux sociaux même lorsqu’elle demande à ce qu’il en soit autrement, est aussi un problème. Le résultat, c’est que nous sommes donc nombreuses à simplement nous taire parce qu’il n’est pas acceptable que notre parole serve à harceler quelqu’un-e, avec des conséquences potentiellement mortelles, sans notre accord, alors que nous avons parfois simplement besoin de parler. Côté libération de la parole, c’est un zéro pointé. De plus, les histoires rapportées peuvent finir par n’avoir plus qu’un très vague rapport avec la dénonciation de base – et c’est la personne dénoncée qui continuera à en faire les frais sans pouvoir se défendre, car la violence de groupe ne permet pas, n’autorise pas le recoupement, la vérification des choses (on est, sinon, « du côté des agresseurs »). Se passer de police / Justice ne devrait jamais être synonyme d’enlever tous les droits humains aux gens que l’on juge coupable. C’est précisément l’inverse.
La rigueur, la pureté, les gens en friche
Il y a cette idée que, puisqu’on est « entre nous », les sanctions (toujours les sanctions, mais ce n’est pas vraiment questionné dans le livre) qu’on applique seraient justes et nécessaires. On ne les borne souvent pas dans le temps. On ne se demande pas pourquoi c’est juste, qui ça aide (faut-il n’aider que la personne victime ?), comment, est-ce que c’est acceptable.
Souvent, on exclut. Sans limite de temps. C’est une sanction terrible, qui fait écho aux pratiques carcérales et psychiatriques classiques (écarter de la société, fût-ce de la petite société safe que l’on s’est créée). On fait cela pour protéger, mais protéger qui ? Les personnes qu’on condamne ne vont pas disparaître, à part de notre champ de vision. Simplement exclure revient généralement à déplacer le problème sans jamais le résoudre, et sans se poser la question de comment nous, en tant que groupe, on a rendu le problème possible.
Elsa note l’extrême rigueur des milieux militants ou communautaires queers qui nous permettrait de (croire) avoir le contrôle les choses, d’autant plus qu’on est, a priori, avec des gens qui partagent nos valeurs et qu’il est « beaucoup plus simple de rappeler à l’ordre un-e camarade que quelqu’un-e d’extérieur » (p.18) – pour cette dernière affirmation, je pense que c’est à nuancer en fonction de la place qu’occupe la personne dans la hiérarchie, formelle ou informelle, militante, et de la nôtre ainsi que des autres mécanismes sociaux ; selon le milieu, certaines choses passent très rapidement comme secondaires (racisme, validisme, sexisme…) et, même lorsque ce n’est pas le cas, aucun groupe ni personne n’est à l’abri de reproduire de mécaniques d’oppression.
L’autrice soulève un point intéressant : les personnes qui restent auprès des personnes exclues sont toujours les mêmes, elles-mêmes déjà minorisées (femmes et racisées en première ligne) et en charge du care. Elles peuvent subir également une forme de mise à l’écart du fait de ne pas laisser tomber la personne jugée coupable. Or veut-on vraiment laisser les gens tout seuls ? Ce n’est pas le monde que je voudrais.
L’individu, c’est aussi celui qui s’éduque (on est meilleur-e que lui), se déconstruit (verbe que j’ai en horreur), etc. ; dans ce même mouvement moral : c’est la « starification » qui n’épargne pas le militantisme, où l’on érige des idoles pures en surivestissant le symbolique et le « militantisme de l’influence » (p.25). La déconstruction serait un procédé purement individuel, et sans fin. On déconstruit mais que reconstruit-on derrière ? Laisser les gens en friche n’est pas un projet politique viable. On ne doit de pédagogie à personne : c’est peut-être vrai et, pourtant, il en faut. Permettre aux gens comme aux groupes de s’améliorer, de faire mieux face à des situations de merde, de faire mieux pour qu’elles ne se produisent plus, ou moins, demande de la pédagogie, demande de la souplesse et demande la possibilité du conflit.
Parce que c’est là que le bât blesse aussi. À devoir marcher sur des œufs pour ne pas se faire attraper la veste, en gros, le conflit devient impossible. C’est même parfois toute nouveauté, toute pensée un peu hors cadre, toute expression mal lissée qui peut se taire par crainte de la sanction sociale ou de l’escalade au moindre petit souci.
Il est indispensable de faire face au conflit, pour de vrai, sans tout mettre sur un bouc-émissaire. Retrouver les racines des problèmes, pour s’en occuper. « Se réappropier nos conflits signifie reprendre le contrôle sur nos ressentis et nos mises en récits. » (p.101) Et pas seulement la colère, ni la vengeance, même si ça compte aussi. Analyser, comprendre ces émotions et en tirer de quoi désescalade si possible, résoudre les problèmes et conflits. Et cela en se passant de professionnels du conflits (ce qui ne veut pas dire se passer de personnes capable de maîtriser les enjeux des conflits et des agressions), tout comme finalement des abolitionnistes du système pénal-carcéral militent pour la déprofessionnalisation de la Justice.
Et sinon…
J’ai lu aussi un peu plus loin. Le zine le village me laisse toujours un arrière-goût d’attention mais je ne mets pas le doigt dessus, et il y a des articles intéressants dedans, dont La théière brisée.
Parfois la justice transformatrice (ou autre) n’est pas la (seule) réponse. Parfois il faut prendre son courage à deux mains et dire à son proche « là tu déconnes à plein tube, arrête », sans attendre de procédures, des processus. Combien de fois aurais-je eu besoin que des ami-es ou même des potes de B. lui disent ça ? lui disent simplement de me laisser tranquille, ou que ses actions, c’était du harcèlement, même si c’était pas souvent, ou même si c’était poliment. Parce qu’iels étaient au courant. Y a pas besoin de mon aval pour ça, y a pas besoin que j’entame un quelconque processus (je ne suis plus dans aucune communauté !), y a besoin d’un brin de courage et d’éthique.
Et, bien sûr, si la réponse qu’on donne à chaque personne victime de quoi que ce soit c’est « va vers la justice transformatrice » (ou restaurative, ou autre) sans prendre la peine de se soucier de ce qu’elle, elle veut, sans prendre le temps de l’écouter – c’est la base, la toute première base du fameux « croire les victimes » à vrai dire – ça sert à rien. C’est reproduire la même chose qu’un « va porter plainte » ou « va voir un psy » (oui, ça aussi c’est le degré zéro de l’aide si vous ne prenez pas la peine de chercher à savoir ce que veut la personne). On en revient toujours à la même chose : la justice, avec un petit j, ça se fabrique aussi avec les personnes concernées, le reste c’est pour faire croire qu’on fait quelque chose sans jamais rien changer.