La lutte antinucléaire n’est pas une promenade de santé
Nous participons bon gré mal gré aux rassemblements proposés par la nouvelle coordination antinucléaire depuis un moment, en y portant nos propres positions et sans taire nos critiques sur le mode de fonctionnement et les positions portées par cette coordination. Mais force est de constater que, de rassemblements en rassemblements, de Tours à Rouen en passant par Caen, notre perplexité initiale fait de plus en plus place à la lassitude, et la lassitude à l’accablement…
Le communiqué de cette coordination antinucléaire, « qui regroupe associations, syndicats et partis opposés au nucléaire civil et militaire », pondue après le rassemblement antinucléaire à Rouen et Penly des 12 et 13 octobre est pour le moins affligeant, le présentant comme « une mobilisation réussie ». On croit rêver ! Nous n’avons visiblement pas les mêmes exigences… Passons sur le fait de gonfler les chiffres des personnes présentes. Ce qui est certain, c’est que nous sommes à des années lumières des 20.000 personnes en manif à Cherbourg en 2006 ou Rennes en 2011, par exemple, et même bien moins que le millier de personnes à Cherbourg en 2023 et à Caen au printemps 2024. Au-delà des polémiques sur le nombre, c’est bien la question qualitative du mouvement qui nous pose question, et donc celle du sens donné à ces différents moments.
Choix a été fait de mettre l’accent systématiquement sur la dimension spectaculaire et festive, jusqu’à l’overdose. En fait, il ne reste plus que ça. Cette dimension, qui plus est dans un entre-soi confortable, organisée de manière hors-sol car ne s’appuyant sur aucun groupe local actif est un choix de méthode de lutte qui, à notre avis, nous emmène droit dans le mur et n’est en rien à la hauteur des enjeux. On pourrait imaginer que certains rassemblements de ce type cherchent à renforcer des luttes enracinées (Bure, la Hague, oppositions aux lignes THT ou aux câbles sous-marins), ou même chercher à se lier à d’autres luttes sur ce qui est à l’autre bout du réacteur comme par exemple les Data centers, les usines de voitures électriques, ou l’extraction du lithium nécessaire à la fabrication de batteries électriques – à condition que cela se construise avec les personnes actives sur ces luttes sur la base de l’auto-organisation. Précisons tout de suite que nous n’adhérons absolument pas à la seule tentative de jonction proposée par la coordination antinucléaire : rejoindre les Soulèvements de la terre. Déjà, parce que ce n’est pas pour rien que la question du nucléaire, clivante, est passée sous silence au sein des Soulèvements. Ensuite, parce que nous n’avons aucune envie de renforcer une dynamique hiérarchique qui se croit propriétaire des luttes.
De rassemblements en rassemblements, il y a de moins en moins de monde, de moins en moins d’écho, même médiatique. De fait, la forme que cela prend fait fuir beaucoup de monde, et notamment les personnes les plus déterminées qui ne se retrouvent pas du tout dans ce qui est proposé. Comment peut-on présenter cela comme un succès ? Même dans une stratégie réformiste (qui n’est pas la nôtre…), ça n’a aucun sens et tout le monde voit bien que ça tourne en rond. Il faut être aveuglé par l’idéologie citoyenniste, jusqu’au déni de réalité, pour ne pas le voir.
De plus, c’est se voiler la face sur ce qu’est l’industrie nucléaire, particulièrement en France : c’est d’abord une nécessité étatique pour la puissance qu’elle confère, notamment militaire. Qui peut s’imaginer sincèrement qu’une déambulation ponctuée d’une danse va contribuer à effriter un tant soit peu la nucléocratie ? Ainsi, c’est totalement illusoire de croire qu’il serait possible que la lutte anti-nucléaire puisse être une demande polie. C’est comme vouloir mettre fin à la misère en allant prier dans des églises. De pétitions en déambulations, de spectacles en lâchers de ballon, une bonne partie du mouvement antinucléaire a ainsi oublié ce que la lutte implique réellement et que la moindre victoire a été obtenue en se bagarrant, comme à Plogoff contre l’implantation d’une centrale ou dans le Poitou contre un centre d’enfouissement. Il faut donc réintroduire la question du rapport de force et des méthodes de lutte qu’elle implique : manifs, blocage, occupation, sabotage, etc.
Nous en sommes loin, et le fait que le communiqué de cette coordination n’évoque même pas le pylône en bambou qui crame très symboliquement sur la plage à Penly (trop véhément ?) en dit long. S’agit-il d’une dissociation avec les sabotages ? Pourtant, il y a bel et bien des révolté-es qui continuent à lutter avec leurs moyens en profitant de la quiétude des nuits étoilées, même dans cette période difficile. Ainsi, quelques jours avant ce rassemblement à Rouen, un pylône THT a été déboulonné près de Flamanville. En mars dernier, des lignes électriques alimentant un industriel ayant conclu un accord avec l’ANDRA dans le cadre du projet de poubelle nucléaire CIGEO à Bure ont été incendiés, pendant qu’un pylône THT partait en fumée près de Berlin, mettant à l’arrêt la méga-usine de voitures électriques Tesla. Des antennes-relais, des câbles et armoires Internet, des bornes de recharge pour voitures électriques, des tas de choses qui constituent l’ordre atomique au quotidien sont régulièrement attaqués. Voilà qui relève plus de la réussite pour nous que cette petite déambulation à Rouen.
Outre les questions de méthode de lutte, c’est bien le fond et les intentions que nous ne partageons pas avec cette coordination antinucléaire. Que penser de cette conclusion au communiqué, appelant à remplacer le nucléaire par une multiplication tous azimuts des énergies renouvelables ? Il s’agit encore et toujours, pour la vieille écologie politique, de sauver un monde, celui des écrans plats, des boulot absurdes, du règne de l’argent, et ne surtout pas le remettre en cause. Pour nous, l’industrie nucléaire est un pilier majeur de l’Etat et du capital, des structures sociales que nous voulons abattre. Nous ne voulons pas seulement en finir avec le nucléaire, mais avec le vieux monde qu’il contribue à porter, celui de l’exploitation capitaliste, de la domination étatique, des ravages industriels et des logiques coloniales. Et c’est pourquoi nous nous inscrivons aussi dans les luttes contre les champs industriels d’éoliennes ou de panneaux photovoltaïques, qui fournissent l’électricité aux mêmes industries de mort que ne le fait le nucléaire, et dans les luttes contre l’extractivisme – au demeurant nécessaire pour mettre à disposition terres rares et autres minerais pas du tout renouvelables contenus dans la fabrication des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques. De toute façon, dans l’histoire du capitalisme, les productions énergétiques se sont toujours surajoutées les unes aux autres et n’ont jamais remplacé l’une ou l’autre. Il faut donc aussi critiquer le capitalisme. C’est une question de cohérence. Cela évite d’ailleurs de plonger dans un bourbier d’arguments absurdes et incohérents, comme c’était le cas de Greenpeace lors de ce rassemblement : cette organisation dénonçait ainsi une construction trop lente de l’EPR. Pour des cancers plus rapides ? Un peu plus loin, des gens scandaient des slogans sur le fait que l’EPR coûtait trop cher. Nous étions de celles et ceux qui leur répondaient que même gratuit, le nucléaire serait de la merde ! Nous sommes aussi de celles et ceux qui ont profité de ce rassemblement pour participer à la diffusion de la revue antinucléaire anarchiste Badaboum (numéro 2).
Avec ce type de rassemblement, nous nous retrouvons donc même en-dessous de ce que charriait déjà l’écologie politique comme contradictions et illusions. Au point de se demander ce que cherche réellement cette coordination antinucléaire… Ces rassemblements ne sont même pas des moments où l’orientation du mouvement et les actions à venir peuvent être discutées, préférant organiser des spectacles plutôt que de discuter de la lutte. Ces discussions sont pourtant d’autant plus nécessaires étant donné l’avancée actuelle du nucléaire partout (enquête publique Technocentre Fessenheim, enquêtes publiques projets annexes CIGEO, enquête publique EPR Gravelines, travaux de terrassement à Penly, prochain démarrage de Flamanville, annonce de non pas 1 mais 3 piscines de refroidissement à la Hague, etc.). Parce qu’outre les méthodes d’action et le fond porté, c’est aussi le mode de fonctionnement qui ne convient pas. Sortir du bourbier dans lequel nous sommes passe nécessairement par l’auto-organisation, et donc par décider collectivement, à la base, des orientations du mouvement, en se défaisant des hiérarchies des associations, partis et syndicats.
Nous ne voyons plus de notre côté pourquoi mettre de l’énergie dans ce genre de rassemblement. L’annonce discrète du passage d’un train CASTOR entre la Hague et l’Allemagne entre le 18 et le 24 novembre et l’appel à se bouger contre ça est à peu près la seule perspective intéressante diffusée lors de ce rassemblement à Rouen. Il nous semble aussi important d’affirmer une solidarité claire avec les formes d’action directe et le sabotage. La multiplication de ces attaques est essentielle pour mettre des bâtons dans les roues à l’industrie nucléaire et dynamiser un mouvement antinucléaire très faible pour le moment. Réfléchissons aussi aux possibilités de renouer avec des actions collectives, par exemple lors du camp estival s’annonçant en juillet 2025 à la Hague ou encore pour défendre la gare de Luméville, lieu de lutte contre le projet CIGEO à Bure, menacée d’expulsion courant 2025. En tous cas, il y a beaucoup à imaginer pour sortir du chemin tracé à Rouen par cette coordination antinucléaire…
Des participants et participantes du rassemblement antinucléaire de Rouen
badaboum3000 chez riseup.net