(avril 1982) « Débordement » Structure Autonome des Travailleurs à l’usine Renault de Blainville

Un article du numéro 15 de Courant Alternatif (avril 1982), à propos des luttes dans l’usine Renault-Véhicule-Industriel de Blainville-sur-Orne, près de Caen. Des travailleurs s’organisent au sein d’un collectif autonome des structures syndicales et proposent des perspectives de lutte plus radicales.

Courant Alternatif n°15, avril 1982.

CAEN

Renault-Véhicule-Industriel. Blainville-sur-Orne
« Débordement »
Structure Autonome des Travailleurs

Les origines.

Lors des conflits de juin 1979, un courant d’ouvriers radicalisés se montra au grand jour et, jugeant la période favorable, décida, sans la bénédiction des instances syndicales, le blocage de l’usine par un piquet de grève.
Au sein de ce courant, une mouvance de sensibilité libertaire (plus ou moins conscientisée) marquait nettement la référence : pour la première fois, le drapeau noir flottait au mât de R.V.I.
Dès le début du blocage, le courant se regroupa autour d’une feuille d’information intitulée « coup pour coup », dans laquelle il affichait, outre son anti-capitalisme, des positions anti-bureaucratiques voire anti-autoritaires.
Peu après la fin du conflit marquée l’intervention des gardes mobiles, nombre de camarades projetèrent la création, à partir de ce courant, d’une structure autonome susceptible de rassembler, en dehors de toute référence idéologique, les travailleurs les plus combatifs.
Pour bien comprendre comment un tel courant put voir le jour à Blainville, il conviendrait de se référer à la spécificité de cette usine.
En effet, depuis 1968, tout un jeune prolétariat révolté, marqué par les différentes sensibilités de l’extrême-gauche, s’est investi dans les luttes surtout à travers les structures syndicales (CFDT pour la plupart, mais aussi, pour quelques-uns, les structures de la CGT).
Ce jeune prolétariat a vieilli avec l’usine, ceci du fait de la réalité économique qui, à Blainville comme ailleurs, créant une situation de blocage, ne favorisa pas le renouvellement du personnel ouvrier. Ceci fit que les durs de la lutte se connaissaient. La structure syndicale cédétiste (autrefois très souple) se bureaucratisa. La gauche militante de la base syndicale se radicalisa.
Pour beaucoup les ponts étaient définitivement rompus avec toute pratique syndicale. Pour d’autres, persistait l’espoir d’une opposition de gauche à l’intérieur des appareils.
Plus haut, j’ai dit que les différentes sensibilités de l’extrême-gauche se sont longtemps côtoyées au sein de R.V.I., je dois cependant mettre un bémol en ce qui concerne le mouvement anar : je fus longtemps, à ma connaissance, le seul libertaire dans la boîte et, sauf pour quelques copains dont la plupart ont quitté R.V.I., je ne pense pas avoir influé sur l’une des composantes du collectif qui était déjà en gestation.

Formation du collectif

Après plusieurs réunions, le collectif se fixa un certain nombre de tâches, à savoir :
- Prendre position sur les luttes dans les entreprises
- Critiquer et combattre le réformisme et le bureaucratisme
- Informer des luttes dans les secteurs autres que l’entreprise
Tout cela dans un esprit anti-capitaliste et internationaliste.
Le premier tract ne fit pas grand bruit, mais il marqua tout de même en renvoyant dos à dos les sections syndicales CGT et CFDT sur leur pseudo-divergence au sujet de la demi-heure quotidienne que la direction avait proposée pour nous faire rembourser une avance de paye qu’elle nous avait, suite au récent conflit, généreusement offerte (subtilité ! Les heures de grève ne pouvant être récupérées on rembourse une avance en travaillant une demi-heure gratis chaque jour).
Quant au second tract, il fit un grand boum. Sur l’idée d’analyser le rôle de l’encadrement et de démystifier la hiérarchie, un tract fut rédigé qui ne fit pas l’unanimité quant à la seconde partie, du reste virulente, mais qui personnalisait le propos. D’aucuns lui reprochaient de ressembler beaucoup plus à un article de « Charlie-Hebdo » qu’à une réelle analyse de la hiérarchie et de l’encadrement comme outils de l’exploitation capitaliste. Cependant, il donna le vrai départ.
Les tracts n’étaient (ne sont pas) distribués à l’entrée de l’usine par quelques inconnus mais clandestinement, à l’intérieur. Aux yeux de bien des travailleurs il y avait une différence… et elle était de taille.

Des conflits internes

Il ne faut pas croire que tout va toujours pour le mieux au sein du collectif. En effet, nous avons souvent à débattre, voire à nous quereller sur des points importants qui ont trait surtout à son fonctionnement.
Notamment, une querelle importante naquit entre deux courants lorsque certains camarades (dont j’étais) proposèrent la formation théorique et politique des membres de Débordement sous forme de débats à partir de thèmes donnés. Bien qu’il ne s’agissait pas, à nos yeux, d’une formation à caractère idéologique, mais d’un véritable enseignement libre, théorique et pratique (connaissance de l’économie capitaliste, matérialisme dialectique, etc.), nous fûmes taxés d’intellectuels par quelques-uns qui faisaient clairement entendre que nous voulions faire passer notre ligne politique (laquelle ? Allez savoir !). Après quelques débats houleux, nous abandonnâmes ce sujet de […].
Il est possible que le temps et l’expérience prouveront à beaucoup que l’absence de formation, plus qu’une grave faiblesse, prive les travailleurs révoltés d’une arme efficace voir essentielle qui en ferait d’authentiques révolutionnaires.
Je dois ajouter qu’il est pour le moins étrange que les plus virulents à combattre notre proposition étaient, pour beaucoup, d’anciens militants d’organisations qui, outre leur expérience militante, bénéficièrent et bénéficient toujours de leur ancienne formation théorique et pratique.
Il faut croire que pour certains, la connotation idéologique de leur ancienne formation avait fait naître en eux une certaine méfiance du travail théorique. De toute façon, l’acquis est indéniable, et ceux-là mêmes qui un jour le combattent, le lendemain s’en servent pour manipuler à leur avantage ceux avec lesquels ils ne veulent pas partager le savoir.
Méfions-nous ! Les hommes de pouvoir sont partout, même au sein du prolétariat révolté, enflés par leur complexe de supériorité, putschistes quand l’occasion leur est favorable, flattant l’ignorance des uns, combattant le savoir des autres, et rejetant facilement ce qu’ils maîtrisent mal.

Les sections syndicales face à Débordement

Il va sans dire que les sections syndicales s’intéressèrent, dès le début et non sans inquiétude, à ce phénomène mais n’ont, jusqu’à présent, jamais cité nommément le collectif dans leurs publications.
Cependant le dernier et tout récent conflit semblerait prouver des intentions douteuses de la part de leurs zélés bureaucrates. […]
ma 5e semaine de congés payés en sucrant 4 jours de congés R.V.I.(congés spéciaux auxquels à droit chaque employé en plus des congés d’ancienneté), l’intersyndicale soumis au vote des travailleurs trois formes d’action, à savoir :
1) Meeting le matin.
2) Défilé dans les ateliers suivi d’un meeting.
3) Piquet de grève de 5h à 9h, puis reprise du travail après meeting.
Tout cela arrosé de tracts de la CGT et CFDT vantant « le respect de l’autorité syndicale », appelant les travailleurs « à la vigilance », afin de contrer « tout débordement » (tiens, tiens !) et s’engageant « à mettre tout en oeuvre » pour faire respecter le vote des travailleurs.
Aurait-on voulu prendre le collectif pour un rassemblement d’imbéciles qu’on n’aurait pas fait mieux.
La troisième proposition avait requis le plus grand nombre de suffrages. La perche, grossièrement tendue, n’était pas assez haute. Nous ne participâmes pas à cette mascarade.
Quelques fuites en provenance des sections syndicales nous prouvèrent, si besoin était, qu’il y avait bien de leur part, volonté de nous confondre.
Il y eut un second piquet de grève de 24 heures. Beaucoup prirent une journée d’ancienneté. Quand à nous, nous prîmes la distance qui s’imposait.

L’avenir du collectif

Les choses semblent maintenant se fixer, la majeure parties de éléments radicalisés s’étant regroupés au sein du collectif. De ce fait, bien que son influence s’étende à un nombre conséquent de travailleurs, il semble, qu’en l’état actuel des choses, il ne puisse voir beaucoup gonfler le nombre de ses effectifs.
Actuellement, de nombreuses questions se posent quant à l’évolution de sa structure. Faut-il la faire évoluer, faire une forme syndicale révolutionnaire ou lui conserver son caractère conseilliste ?
Un camarade me disait, il y a quelque temps : « Débordement c’est l’enfermement ». En effet, beaucoup parmi nous sentent le collectif prisonnier de l’entreprise, bien que sortir de ses enceintes ne semble pas son urgente volonté.
Cependant, beaucoup pensent que cet isolement risquerait, à plus ou moins longue échéance, de lui être fatal. Afin de sortit de cet état de fait, l’idée a été lancée d’une coordination à l’échelon local qui permettrait d’étendre le mouvement à d’autres entreprises.
Cela promet quelques débats houleux au sein du collectif. Mais attendons la suite.

Daniel, membre de Débordement.
Groupe Communiste-Libertaire de Caen.

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