Cartographie de quelques piliers de l’oppression capitaliste et coloniale en Kanaky qui agissent depuis la métropole française

Voir ce qu’il se passe en Kanaky depuis la métropole m’a enjoué. Je me suis pris à penser ces révoltes comme un signe de ce que pourrait être un mouvement révolutionnaire contre un système administratif et économique qui oppresse chaque individu qui s’y retrouve associé.e. Je reste pour autant frustré de constater le décalage entre ce que j’ai l’impression qu’il faudrait faire pour étendre ce mouvement de destruction de ce système à son centre (la métropole) et ce qui se passe là où je me trouve : une dépression militante électoraliste, qui tombe dans le nationalisme par défaut et qui promet le pire. Je me suis demandé comment il était possible d’attaquer et de comprendre les révoltes kanaks à l’oppression capitaliste à partir des cibles qui sont présentes en métropole. J’ai essayé de documenter (d’une manière non exhaustive) quelques piliers de l’oppression coloniale française en Kanaky que l’on peut retrouver en métropole, en commençant par la FEDOM (Fédération des Entreprises d’Outre-Mer), puis par des responsables de l’extractivisme de nickel et les infrastructures aéroportuaires qui organisent des vols depuis la métropole jusqu’en Kanaky. Ces cibles ont déjà été attaquées et pour certaines mises hors d’état de nuire depuis la Kanaky, comme encore d’autres infrastructures et industries (high tech, hypermarchés, automobile, infrastructures portuaires).

La Fédération des Entreprises d’Outre-Mer est comme un « lobby », ou l’équivalent du MEDEF (syndicat patronal) mais avec peut être plus d’influence sur l’économie des territoires d’« Outre-Mer » que le MEDEF en métropole. Les directives économiques qu’elle organise sont en partie responsables des causes que la situation insurrectionnelle actuelle en Kanaky parvient à résoudre. Ces directives s’étendent à l’ensemble des territoires d’« Outre-Mer » et ont sans aucun doute des conséquences significatives en métropole. Créée en 1986 à l’initiative de plusieurs chefs d’entreprise de départements d’« Outre-Mer », elle est composée aujourd’hui de milliers d’entreprises et multinationales qui en sont adhérentes. Son premier président, Lucien Vochel, a été préfet de Paris et pionnier de la politique de « résorption » des « îlots sensibles » (en gros les immeubles de cités accueillant les personnes qui vivaient dans des bidonvilles dans l’après-guerre) en région parisienne, avant de devenir à sa retraite conseiller des présidences d’Euromarché et de la Compagnie générale des eaux en 1984, de Carrefour en 1990, de la Compagnie générale du batiment en 1993, de Vivendi en 1995, du groupe Bolloré en 1997 et de Vinci en 1999. C’est à cette même période qu’il est président de la FEDOM, de 1986 jusqu’en 2001, après quoi il devient président d’honneur alors que George Jollès, ancien vice président du CNPF (Conseil National du Patronat Français) puis du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France)[1], prend sa suite. En 2005, le président de la FEDOM George Jollès passe la main à Guy Dupont, ancien directeur général du groupe Bourbon (compagnie maritime française créée en 1948 pour le commerce de canne à sucre pour ensuite se spécialiser dans les champs pétroliers, gaziers et éoliens). En 2011, c’est le tour de Jean-Pierre Philibert, auparavant directeur des relations avec les pouvoirs publics pour le MEDEF. Et en 2021, il s’agit d’Hervé Mariton, qui a été ingénieur du Corps des Mines de l’école Polytechnique (corps d’excellence pour tout ce qui concerne l’extractivisme et indispensable aux politiques énergétiques et dont les diplômé.e.s finissent dans toutes les industries et organisations importantes en France) et ministre des Outre-Mer pendant 4 mois en 2008. Aujourd’hui, la FEDOM est composée de deux pôles, un dédié à l’immobilier et au logement social pour les travaux de BTP et un à l’industrie.

Le pouvoir d’influence de la FEDOM va aboutir à la Loi Girardin en 2003, légalisant la défiscalisation pour les grandes fortunes qui investissent dans les DOM-TOM (Départements d’Outre-Mer) puis les DROM-COM (Départements et Régions d’Outre-Mer et Collectivités d’Outre-Mer). Cette loi a permis des investissements massifs pour le développement économique de la Kanaky, dédiés à l’urbanisation qui ont permis le tourisme et l’installation à long terme de populations plus solvables, d’expatrié.e.s (ceux et celles qui composent pour certain.e.s les milices armées actuellement). S’il est évident que la FEDOM, en tant qu’interlocuteur privilégié du gouvernement comme des député.e.s, a agi en faveur de la création de cette loi, elle a également intervenue au Sénat en 2022 pour promouvoir un amendement, qui est passé en 49-3, pour la prolongation de la Loi Girardin jusqu’en 2029 [2]. Ce processus de remplacement d’une population pauvre par une autre plus aisée suite à des transformations économiques (augmentation de loyers, démolition-reconstruction, rénovation…) est courant dans le développement capitaliste. Cette guerre insidieuse par l’urbanisation est permise par la loi Girardin qui crée juridiquement une situation économique propice à ces dépossessions. Mais les insurgé.e.s nous montrent que ce processus n’est pas irrémédiable.

Parmi ses milliers d’adhérent.e.s, on peut se faire une idée de ce qui constitue les filières stratégiques du développement économique en Kanaky, et peut être avoir quelques billes (parmi d’autres) au sujet d’où concentrer ses énergies pour détruire le système qui va avec. Il y a des organisations autour du logement (Fédération Française du Bâtiment, Fédération Promoteurs Immobiliers, Fonds Social de l’Habitat,…), de l’énergie (Electricité De France, SUEZ, Total Énergies…), des banques (Société Générale, BRED), du transport maritime et aéroportuaire (CMA-CGM, MARFRET, Colas, Air France et toutes les entreprises dans le genre dans les DROM COM…). On y retrouve également des compagnies liées au tourisme (l’entreprise de location de voitures SIXT, Fédération Française de Parachutisme et des groupes de management spécialisés dans les DROM-COM, le groupe de services dans la sécurité, la formation et l’intérim DOM et le groupe de logistique SAFO). Il semble que seul VINCI Construction apparait en ce qui concerne le BTP et Orange en ce qui concerne le numérique et les télécommunications, ce qui me laisse penser que ces deux entreprises bénéficient d’un monopole dans ces territoires. Vous trouverez sans doute dans vos propres territoires des noms et des adresses qui sont associés à ces entreprises. On y retrouve également des organisations plus spécifiques, comme un syndicat patronal (CINOV), des entreprises de défiscalisation (I2F, Financière Magenta, Industrial Invest, Inter Invest, Infi,…) et une entreprise de crowdfunding (Mazars). La majeure partie de ces dernières sont basées à Paris.

FEDOM :
- siège social : 11 rue de Cronstadt à Paris (75015)

Financière Magenta : son président Thierry Rivier (également investi dans le BTP et à l’Institut national polytechnique de Grenoble) , selon son Linkedin, semble habiter sur Paris et sa périphérie.

INGEPAR :
- siège social : 88 avenue de France à Paris (75013)

I2f :
- siège social : 154, boulevard Haussmann 75008 Paris, France, FR

Industrial Invest :
- siège social : 21 rue du Hanipet à Saint-Barthélémy D’Anjou (49124)

Inter Invest :
- siège social : 2 rue Fortuny à Paris dans le 17e arrondissement (75017)

Infi :
- siège social : 7 rue du bois de boulogne à Paris (75116)

Groupe DOM :
- siège social : Immeuble le Diamant Rond-point Auguste Colonna 42160 Andrézieux-Bouthéon

SAFO :
- Antenne Paris : Antenne Paris71 rue de Provence75009 PARISTél. +33(0)1 44 63 41 84

Mazars :
- siège social : 61 rue Henri Regnault à Courbevoie (92400)

La Kanaky abrite un quart des réserves mondiales de nickel exploitées dans des mines à ciel ouvert pour alimenter trois usines de transformation pyrométallurgiques qui produisent notamment pour des batteries destinées essentiellement à Tesla depuis 2021 [3]. Ces usines produisent 90 % des exportations de l’archipel et 25 % des emplois et étaient déjà presque en faillite ou en stand-by avant le soulèvement, notamment à cause de la concurrence de l’exploitation de nickel en Indonésie. L’une d’elle, à l’arrêt depuis février 2024 suite au retrait de son actionnaire de référence le géant suisse Glencore, est dirigée par des indépendantistes kanaks et se concentre sur le maintien de l’intégrité des fours qui peut s’endommager s’il reste sans activité. La seconde fondée en 1880 et entretenue par la Société Le Nickel  ; en cessation de paiement avant l’insurrection et maintenue artificiellement en vie grâce un prêt de l’État de 60 millions d’euros en février dernier ; propriété à 56% du groupe français Eramet. Eramet souhaite se débarrasser de ces activités depuis qu’elle exploite la plus grosse mine de nickel au monde de Weda Bay, sur l’île d’Halmahera (Indonésie) au beau milieu de forêts primaires, et qu’elle vient d’obtenir de gigantesques concessions d’extraction de lithium au Chili et en Argentine. La troisième usine appartient au consortium Prony Resources (qui extrait pour les batteries de Tesla), également en cessation de paiement, qui survit grâce à un prêt de l’État français de 140 millions d’euros accordé en mars. Ces sites miniers sont bloqués par ces conjonctures économiques et les émeutes en cours[4]. Ces enjeux sont notamment un enjeu de pacification pour les bourgeoisies indépendantistes qui en bénéficient et négocient avec l’État français leur co-gestion [5].

L’État français tente de maintenir à flot ces exploitations en négociant avec le gouvernement calédonien (composé des partis loyalistes comme indépendantistes, et dirigés par ces derniers) un « Pacte nickel » à 200 millions d’euros avec des contreparties. Récemment, lors d’une visite du ministre de l’économie Bruno Le Maire, ces trois usines auraient besoin d’un financement d’un milliard et demi de financements auquel l’État français pourrait participer si leur rentabilité s’éprouve. Il faudrait qu’elles accentuent leur extractivisme (par l’exploitation de « ressources minières inutilisées ») ; que les permis d’exploitation reviennent à la Société Le Nickel (détenue par Eramet) ; que ces usines soient davantage alimentées par des énergies « décarbonnées » et qu’elles s’orientent davantage vers l’Union Européenne comme client plutôt que vers la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Cela reviendrait sur les accords de Nouméa de 1998 qui prévoyait de céder la rente minière (des mines et une usine) à la bourgeoisie indépendantiste kanak. Pour le ministre de l’économie Bruno Le Maire, en visite en « Nouvelle-Calédonie » fin novembre 2023, l’enjeu de l’industrie du nickel « c’est l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, de son système social, de son développement économique, de sa place dans la région indopacifique (...) un enjeu absolument stratégique »[6].

Quelques adresses choppées sur internet ainsi qu’une cartographie des implantations d’Eramet en métropole française (ce qui nécessite de chercher un peu plus localement) :

- Siège social : 10 Boulevard de Grenelle, Paris, Ile-de-France 75015, FR

cartographie d’Eramet : https://www.google.com/maps/d/viewer?mid=1Gw8WQqOpGEhgm6LtOrqAOx7cyPhaWxj_&ll=46.98176791424497%2C2.5201575820396593&z=5

Une adresse de Prony Resources trouvée sur internet, qui semble spécifique à ses activités en Kanaky :
- Prony Resources New Caledonia 29 Rue de Courcelles, 75008 Paris, France

Les infrastructures aéroportuaires sont décisives dans les confrontations des révolté.e.s kanaks aux armées et polices françaises, notamment par le blocage de la grande route menant à l’aéroport de Tontouta. Dans tout le territoire, des milliers de vols commerciaux et touristiques ont été impactés. Quand il n’était plus possible de bloquer les voies par les barricades, les insurgé.e.s déclenchent des feux de pneus sur les voies d’atterrissage, détériorant celles-ci et sabotant la remise en ordre de ces transports [7].
J’ai essayé de répertorier les agences et aéroports qui organisent des vols en Nouvelle-Calédonie depuis la France. Ce sont surtout Air France et Air Calin qui les organisent, par le biais, depuis la France métropolitaine, de l’aéroport Charles de Gaulle à Tremblay-en-France (93290), l’aéroport Nice Côte d’Azur (06200), l’aéroport de Bordeaux à Mérignac (33700), l’aéroport de Brest à Guipavas (29490), l’aéroport de Lyon-Bron (69500), l’aéroport de Marseille Provence à Marignane (13700), l’aéroport de Nantes Atlantique à Bouguenais (44346) et l’aéroport de Toulouse-Blagnac à Blagnac (31700).

[1] : Le CNPF est créé après la seconde guerre mondiale à la fin de l’année 1945 à la demande du gouvernement français comme « interlocuteur représentatif du patronat » (Wikipédia), ce qu’on pourrait donc appeler un « lobby », un groupement d’intérêt disposant d’une proximité avec les élites dirigeantes, et dont le MEDEF va prendre le rôle lors de la dissolution du CNPF en 1998.
[2] : https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/tahiti/polynesie-francaise/defiscalisation-nationale-outre-mer-prorogee-jusqu-en-2029-1332812.html
[3] :https://sansnom.noblogs.org/archives/21895
[4] : Depuis le début de ces révoltes, ce sont surtout les convoyeurs, les mines, un centre de formation de la Société Le Nickel, ainsi qu’un ferry de Prony Resources qui ont été la cible d’attaques et de sabotages.
[5] : Les organisations et partis indépendantistes appellent au calme et veulent ramener ces contestations sur le terrain du « dialogue », et non de l’insurrection qui relève davantage de l’action directe sans intermédiaires. Certains envisagent même « l’aide de l’État » pour calmer ces « jeunes », démontrant bien à quel point ces organisations représentatives sont débordé.e.s à leurs bases ou à leurs marges.
[6] : https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/visite-ministerielle-ce-que-l-on-sait-du-projet-d-accord-sur-le-nickel-caledonien-presente-par-bruno-le-maire-1446527.html
[7] : https://sansnom.noblogs.org/archives/22335

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