EPR de Flamanville : une falsification signalée à la justice

Un article publié par Reporterre le 15 février 2024.
Reporterre révèle qu’un cas de falsification constaté par l’Autorité de sûreté nucléaire concerne un fournisseur du chantier de l’EPR de Flamanville. Caractérisé de « crime ou délit », il a fait l’objet d’un signalement à la justice.

Tout a démarré lors d’une banale conférence de presse lors des vœux de début d’année de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). L’ASN y annonçait avoir relevé, en 2023, quarante-trois cas de falsifications, fraudes ou irrégularités dans l’industrie sans en dire plus... Mais le diable se niche toujours dans les détails. Questionnée depuis par Reporterre, l’ASN a fini par publier mercredi 14 février une note sur ces « contrefaçons, falsifications et suspicions de fraude » (https://www.asn.fr/l-asn-informe/actualites/contrefacons-falsifications-et-suspicions-de-fraude-dans-le-domaine-nucleaire). En tout, trois affaires ont été signalées à des procureurs de la République en 2023, s’ajoutant à sept affaires déjà en instruction. Ces signalements se font en vertu de l’article 40 du Code de procédure pénale, selon lequel un agent public « qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit » doit le signaler à la justice.

Selon les informations de Reporterre, au moins 1 des 3 cas signalés à la justice concerne un fournisseur du chantier de l’EPR de Flamanville. L’ASN, en pleine instruction de l’autorisation de mise en service de l’EPR, a constaté « des irrégularités dans des attestations de conformité, notamment pour des vannes, des tuyaux… ». Il s’agit de falsifications de documents fournis par une entreprise ayant livré des pièces et matériaux aux trois chantiers de réacteurs actuellement en construction en France : l’EPR à Flamanville, et aussi le projet de réacteur à fusion Iter et le réacteur de recherche Jules Horowitz du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) à Cadarache.

C’est la première fois que l’ASN fait un signalement à la justice à propos de pièces faisant partie « des équipements sous pression nucléaire (ESPN) », qui sont susceptibles d’être en contact avec un fluide radioactif : des réservoirs, générateurs de vapeur, tuyauteries, pompes, échangeurs, surchauffeurs, accessoires… Un seul cas signalé peut concerner des lots de 50 à 60 vannes d’un coup.

« L’article 40 représente le passage d’une sanction administrative à une éventuelle sanction judiciaire. En gros, c’est le début de la judiciarisation d’un incident », explique l’avocat Alexandre Faro.

Contacté par Reporterre, le service de communication d’EDF ne confirme ni n’infirme qu’un fournisseur du chantier de l’EPR de Flamanville a été signalé au procureur de Cherbourg pour des « crimes et délits ». Il nous écrit que « lorsque des suspicions de fraudes ou des falsifications sont portées à sa connaissance, EDF met en œuvre dans le respect des dispositions réglementaires applicables toutes les actions appropriées, notamment vis-à-vis des fournisseurs concernés. Par ailleurs, lorsque les faits sont potentiellement constitutifs d’une infraction, ces derniers font alors l’objet d’un dépôt de plainte ».

Contrôles non réalisés, certificats falsifiés...

Le dossier étant désormais entre les mains de la justice, personne ne souhaite commenter la nature et le détail des « crimes et délits » signalés. Parmi les quarante-trois falsifications enregistrées par l’ASN, nous n’avons pas connaissance des deux autres cas ayant entraîné un signalement au procureur.

Ces quarante-trois falsifications sont de différents types. Dans certains cas, elles ont eu lieu au sein des installations nucléaires. Selon un connaisseur du dossier interrogé par Reporterre, « certaines personnes ont déclaré avoir réalisé des contrôles de radioactivité au sol, alors qu’ils n’avaient pas été menés ». Ces cas se sont soldés soit par une mise à pied, soit par une sorte de contrition publique à visée pédagogique… « Dans un cas, un agent a été contraint de refaire son parcours devant ses collègues en expliquant pourquoi il n’avait pas mené ces contrôles », raconte notre source, sous couvert d’anonymat.

Sur la question de défaillances au sein de son personnel ou de ses sous-traitants, EDF, contactée par Reporterre, ne fait « plus de commentaire ». Sur le site d’Iter (Cadarache), l’ASN mentionne le cas de soudeurs qui auraient « falsifié » leurs agréments réglementaires pour « gagner du temps ».

L’autre moitié des irrégularités constatées se sont produites en amont de l’installation nucléaire, chez des fournisseurs d’équipements — comme dans le cas du fournisseur du chantier de l’EPR de Flamanville, d’Iter et de Jules Horowitz. Certains n’ont pas hésité à falsifier des certificats, notamment la « liste des caractéristiques mécaniques et chimiques d’un matériau, ou qualification de soudeurs, par exemple », précise la note de l’ASN. Ainsi « des puces électroniques mal câblées  » fournies par des grossistes ont été détectées. Un sous-traitant japonais (https://www.asn.fr/l-asn-informe/actualites/irregularites-dans-la-fabrication-d-equipements-chez-japan-steel-works) a également livré un métal non conforme destiné à la construction de conteneurs de transport de matières radioactives.

L’ASN souligne aussi « des mentions erronées dans les documents de suivi de fabrication de pièces (omission de certaines réparations par exemple) ». Selon nos informations, des soudeurs n’ont pas déclaré la non-conformité de leur soudure avant de la réparer. Ils ont délibérément omis de déclarer la faute, puis la réparation, pour gagner du temps. « Ce qui n’est pas très bon en termes de traçabilité », s’inquiète notre informateur. Les falsificateurs auraient cru « bien faire  » : les normes imposées dans le secteur nucléaire disposent de marges de sécurité telles qu’un dépassement ne serait « pas grave » tant que « ça passe ».

Ces falsifications seraient opérées « pour gagner du temps » ou « réaliser quelques bénéfices financiers ». Comme ce cas de tôles mécaniques en surstock, dont la classification de robustesse a été revue à la baisse afin qu’elles soient vendues moins cher et donc écoulées plus rapidement. Tous ces incidents n’ont donc pas automatiquement un impact sur la sûreté des installations. « Le non-respect des normes n’entraîne pas forcément de risque supplémentaire de sûreté. En l’occurrence, aucun des cas n’a nécessité le remplacement d’une pièce. »

« Avant 2016, le sujet n’existait pas »

Toutefois, en signalant cette fois des « crimes ou délits », l’ASN souligne les persistantes « irrégularités, fraudes ou falsifications » d’une filière en pleine relance. En se hâtant de publier une note, le gendarme du nucléaire dit l’essentiel — et se couvre juridiquement —, mais sans aller vers la transparence qu’on lui a connue.

L’autorité insiste sur l’importance de cette comptabilité de la falsification qui est une leçon tirée de l’affaire du Creusot, en 2016, qui a traumatisé les inspecteurs de sûreté, tombés alors de leur chaise. Un audit lancé en 2015 par l’ASN avait permis de pointer que la forge du Creusot, véritable morceau de l’histoire de la sidérurgie française, avait fourni plus de 400 pièces non conformes à la réglementation à plusieurs centrales depuis les années 1960. C’est même dans ce lieu mythique du nucléaire français qu’une partie de la cuve du réacteur EPR de Flamanville a été fondue, avec les anomalies que l’on sait.

L’affaire du Creusot a été un révélateur pour pousser les exploitants et tout fournisseur travaillant de près ou de loin avec la filière atomique à se prémunir contre ces fraudes. « Avant 2016, le sujet n’existait pas, on ne l’avait pas imaginé, dit à Reporterre Christophe Quintin, inspecteur en chef de l’ASN, car nous pensions que le monde du nucléaire était un monde de personnes responsables, alors que certaines agissaient un peu comme des enfants ne voulant pas se faire attraper. Ce genre d’irrégularité n’est pas l’apanage du nucléaire, cela arrive également dans les secteurs du pétrole, de la chimie... »

Dans un contexte de relance du nucléaire en France, l’annonce de quarante-trois falsifications et de signalements à la justice fait tache. Surtout au moment où l’ASN doit délivrer une autorisation de mise en fonctionnement — ou non — de l’EPR de Flamanville dans un calendrier très « tendu ». À quelques mois de cette date tant attendue, le moindre retard est inenvisageable.

Cela rappelle aussi la nécessité d’instiller de nouveau une culture de la sûreté dans les cerveaux des 10 000 personnes que la relance nucléaire a besoin d’embaucher chaque année pour réussir, ainsi que dans l’esprit des décideurs politiques.

Pour rappel, six EPR sont censés sortir de terre à partir de 2035. Les travaux préparatoires de génie civil —terrassement, soutènement, travaux maritimes ou souterrains, etc. — menés par Eiffage pour les deux réacteurs de Penly (Seine-Maritime) doivent démarrer en 2025. Dans ce contexte, l’ASN étoffe ses équipes de contrôle tandis que l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) monte en compétence sur le sujet. Contacté par Reporterre, celui-ci n’a pas donné suite.

A lire aussi...