Front populaire 36 (Terre Libre)

Puisque l’imaginaire du Front populaire de 36 - qui a été un loyal gérant du capitalisme, a subi et non provoqué la grande grève générale du printemps 36 et finit en votant les pleins pouvoirs à Pétain - un texte de l’époque critiquant ce qui a été un gouvernement comme les autres, c’est-à-dire étouffant la liberté. Il a été édité dans la revue anarchiste Terre libre en janvier 1936.

Je voudrais que l’Angleterre nous fit un cadeau : celui de quelques conservateurs intelligents ; je le dis avec un regret courtois, nous en manquons.

La France de gauche, qui espère bien être victorieuse, qui a envie de tenter des choses hardies, a besoin des gens de droite, qui lui résisteraient pour des motifs avouables, qui l’empêcheraient d’aller trop vite, d’accumuler, des excès ou des imprudences ;...bref, qui lui rendraient les services élevés que l’opposition a charge de rendre au gouvernement d’un pays libre."

Ainsi s’exprime Jules Romains, un des grands « penseurs » du Front Populaire, dans l’éditorial de Vendredi (3 janvier 1936) intitulé « Salut à 1935 ». Eh oui, nous en sommes là ! Le Front Populaire, qui groupe la majorité du pays, qui a le vent en poupe, qui est dirigé par un parti de fer que Dimitroff a cité comme modèle à l’Internationale communiste, ce Front Populaire vole de victoires en victoires, tient Laval à sa merci et désarme ses adversaires, rien qu’en les regardant... Mais il lui manque une chose indispensable, pour prendre le pouvoir et tenir le serment du 14 juillet : il lui manque quelques conservateurs pour le retenir aux basques et l’empêcher de « faire un malheur ». Sans ce frein naturel à sa trop grande ardeur et à sa témérité excessive, il refuse de passer à l’action, car avec le courage qu’il se connaît — courage non de lapin, mais courage de lion — il serait ma foi capable de vouloir prendre des mesures énergiques, et d’attraper de la sorte quelque mauvais coup qui lui ferait mal.

Alors ? Eh bien alors, si les conservateurs intelligents manquent à l’appel qui leur est fait de fournir « les services élevés que l’opposition a charge de rendre au gouvernement » peut-être pourrait-on — qui sait — former un gouvernement de réconciliation nationale avec des conservateurs inintelligents ? Au fond la vieille querelle des droites et des gauches, toujours plus creuse, artificielle comme un thème de grandes manœuvres commence à lasser et dégoûter tout le monde. Ne saurait-on s’entendre entre bons français, et mettre sur pied un Front Populaire-National, ou National-Populaire, qui s’étendrait par exemple de Marceau Pivert jusqu’à Taittinger, en passant par Thorez et M. le Comte de Paris ?

QUELQUES TRANSFUGES

La grande bourgeoisie française a reconnu dans le Front Populaire un moyen, au moins provisoire, de neutraliser les revendications des masses en les dérivant vers la politique, et en particulier vers la politique électorale. D’autre part, elle voit dans le fascisme un autre moyen de gouvernement, complémentaire du premier. L’effroi du « Fascisme » alimente le Front Populaire, et en retour, le dégoût du Front Populaire alimente le « Fascisme ». Grâce à une savante politique de bascule, les deux moitiés du pays sont transformées en pantins dont on tire les ficelles, ce qui permet de gouverner en paix.

Seulement, le gros capitalisme n’a pas seulement besoin d’un gouvernement stable. Il lui faut surtout, pour la période qui s’annonce, un gouvernement de la crosse et du knout capable d’imposer par l’obéissance passive et par la terreur la grande pénitence nécessaire à la refonte intérieure, du système capitaliste en France.

Pour cela, le maquignon Laval, internationalement déprécié et nationalement impopulaire, ne sera d’aucun usage. Par delà le système de neutralisation réciproque et d’équilibre des partis (neutralisation d’ailleurs parfaite, à en juger par le double dégonflage du 6 décembre) — il faut nécessairement chercher autre chose. C’est à quoi s’emploient actuellement M. Mercier, le satrape de l’Electricité, M. Louis Dreyfus, grand profiteur du pain cher et de la farine achetée au-dessous de la taxe, M. le Baron James de Rothschild, sympathique représentant de la vieille noblesse bretonne, le doux M. Billet des intérêts économiques, et quelques autres.

Ces messieurs, jusqu’à ces derniers temps, ont été les grands bailleurs de fonds des Croix-de-Feu. Ils voyaient dans les troupes du colonel de La Rocque un moyen d’en finir avec le « marxisme », de réaliser à travers une mussolinienne « prise du pouvoir » le programme de la nouvelle féodalité capitaliste : le régime de l’économie dirigée, des castes et des monopoles.

Or, voici que ces mêmes personnages, rompant ouvertement avec la vieille baderne sus-nommée, se penchent avec intérêt sur le « marxisme » stalino-patriote du Front Populaire, et lui manifestent une certaine sympathie. M. Eugène Mercier, après avoir contemplé le travail des Stakhanovistes russes, et s’être entretenu avec des hauts dirigeants du bolchévisme, a trouvé à Moscou son chemin de Damas. Puisqu’en somme le programme « communiste » n’a plus rien d’essentiellement différent de celui des fascistes de droite, que le socialisme veut dire « battre des records de production » et que la dictature du prolétariat se traduit en bon français par « jaunisse, bas salaires et léchage de bottes » — pourquoi ne pas s’entendre avec « ces gens-là » ?

VERS LA RECONCILIATION DEFINITIVE ?

Le Front Populaire, comme chacun sait, n’a pas de programme. Les néo-socialistes avaient proposé celui de la C. G. T., mais les S. F. I. O. l’ont trouvé trop mou, et les bolchevistes, suivis des radicaux l’ont déclaré beaucoup trop dur. Il ne s’agissait pourtant, en substance que du programme électoral traditionnel du parti radical-socialiste... N’ayant pas de programme, le Front Populaire peut accueillir dans son sein n’importe quel élément, au moins aussi bien que les Croix-de-Feu, qui n’en ont pas davantage. La résistance aux deux ans, aux décrets-lois, à l’accroissement des charges fiscales grevant la classe ouvrière, tout cela n’a jamais été envisagé sérieusement par le F. P. qui a voté ou laissé voter le budget, avec une importante majorité. Reste la politique extérieure ? Mais toute la grosse bourgeoisie française est désormais d’accord pour laisser tomber Mussolini (en veillant soigneusement à limiter les dégâts intérieurs en Italie) maintenant que Mussolini a commis la suprême erreur de refuser les propositions de partage de l’Abyssinie. Le prince Léopold et autres ambassadeurs extraordinaires de la famille royale d’Italie s’occupent déjà de trouver les bases d’un arrangement avec les créanciers du peuple italien, en cas d’ouverture de la succession. D’autre part, l’offre par le gouvernement russe de mettre son aviation au service de la flotte anglaise, si celle-ci venait à être attaquée (c’est-à-dire d’aller faire au-dessus des centres ouvriers d’Italie ce que « la Desparata » fait au-dessus des villages abyssins) semble avoir été accueillie avec faveur par l’opinion militariste française...

INTRANSIGEANCE BOLCHEVISTE

Le seul point sur lequel nos « bolchevistes » soient intransigeants est le respect du pacte Laval-Staline et la mise à l’écart de Hitler par les dirigeants de France. Mais à part cela, tout leur est bon. Ils ont reçu à bras ouvert le tardieusard Paul Reynaud dans le Front Populaire et ne cessent de couvrir de fleurs Emile Buré de L’Ordre, Pertinax de l’Echo de Paris, bref tout ce qui de loin ou de près se proclame ami de Moscou. Or, il est fortement question en haut lieu d’un nouvel emprunt russe, qui donnerait au capitalisme français sinon la haute-main sur l’exploitation bureaucratique en Russie, du moins de fructueux dividendes. Comme « contre-partie », les dettes tzaristes seraient reconnues par Staline, ce qui permettrait un joli coup de bourse sur ces valeurs discréditées que les petits épargnants sont prêts à vendre au poids du papier. Bref, on ne voit pas bien ce qui pourrait faire obstacle à une réconciliation générale, dans le sens indiqué par Ybarnegaray, Blum et Thorez, le 6 décembre dernier, au Palais Bourbon. Taittinger, Bucard et autres Jean-Renaud resteraient à la porte, ainsi que le vieux détritus Maurras. Mais Kérillis en serait et probablement aussi le colonel-comte lui-même, qui a déjà maintes fois été présenté dans ce sens, si on en juge par cette révélation, parue dans le Flambeau du 30 novembre, sous la signature de La Rocque, (les partis de gauche ne l’ont jamais démentie) :« »Que le colonel de La Rocque accepte l’union entre notre pays et les Soviets, nous lui laisserons alors constater les sympathies nombreuses qu’il inspire parmi les masses du Front Populaire" ; cette confidence a été faite, voici trois mois, par un des plus hauts dirigeants du marxisme, à l’un de mes amis, pour m’être rapportée.

SANS ILLUSION

Notre conclusion ? La voici. Une formidable-combine s’élabore entre les 200 familles qui nous exploitent (avec quelques millions d’autres) et les politiciens soi-disant révolutionnaires qui ont prétendu les mettre à la raison. Ce que sera cette combine, nous n’en savons rien, mais les braves gens qui soupirent après un gouvernement Blum, Cachin-Daladier et ont la candeur d’en attendre un peu plus de pain et de liberté — ne sont pas au bout de leur surprises.

Quant à nous, préparons-nous à passer de dures minutes, si nous voulons rester fidèles à nous-mêmes et aux véritables intérêts du peuple travailleur. Car en face de l’immense coalition de toutes les forces d’autorité et de corruption, une fois de plus, nous serons SEULS.

A lire aussi...