Nationalisme, quand tu nous tiens…

« Il n’y a qu’une seule guerre de libération : celle qui, dans tous les pays, est menée par les opprimés contre les oppresseurs, les sans-patrie contre leurs propres États ».

Le nationalisme a bien des points communs avec la religion. Si l’Etat est bel et bien une forme théologique prolongeant la religion, comme Bakounine l’avait bien compris, c’est le nationalisme qui va consacrer son aspect religieux contemporain. L’Etat moderne se constituant au moment de l’essor du capitalisme n’est pas une forme vide : elle est pleine d’une idéologie nouvelle particulièrement puissante, continuant aujourd’hui encore par montée de fièvre de bousculer l’histoire. La naissance des Etats modernes est en effet concomitante avec l’essor de l’Etat-Nation : à l’appareil d’Etat, constitué de frontières, de règlements, d’une armée de soldats et de fonctionnaires, force impitoyable d’homogénéisation (des langues, des unités de mesure, des mœurs, etc.) se juxtapose une identité collective surplombante : la nation.
Le morcellement du pouvoir à l’époque féodale et les liens communautaires locaux attachant l’individu s’opposent à l’émergence d’un quelconque sentiment national. On est d’abord de son petit coin de pays, tout en appartenant à une vaste communauté religieuse, avant d’être Français, Française ou autre. A partir de la Renaissance et de la construction progressive de l’Etat national, les horizons se dégagent : la conscience nationale s’immisce peu à peu dans les esprits – les guerres perpétuelles entre les royaumes aidant.
L’apparition de l’Etat a bien sûr précédé celle de la nation (finalement très récente), et cette dernière s’y accole. Dissociée de l’Etat, la nation perd toute consistance : l’Etat est ce qui donne consistance au fantasme de la Nation, transformée ainsi en puissance matérielle. Le contraire est aussi vrai. Johann Fichte, fanatique de la nation allemande, parlait de l’Etat comme d’un instrument de « calcul purement mécanique ». En ce sens, la Nation est un peu le supplément d’âme appuyant la dynamique unitaire de ce monstre froid qu’est l’Etat. C’est un peu comme si le rationnel avait besoin de l’irrationnel pour surmonter ses contradictions. Pour le dire autrement, la conscience nationale est le voile mystique enveloppant la domination étatique. Le nationalisme est une nouvelle profession de foi aux apparences séculaires et pourtant empreinte de religiosité : il est la face théologique de l’Etat moderne, avec sa liturgie, ses héros et ses principes sacrés.
La Nation devient une force pour le développement des nouvelles sociétés modernes, capitalistes et industrielles. Aucune parcelle de territoire, aucun groupe de population ne doit plus échapper au capital. Les nouvelles classes dirigeantes, la bourgeoisie, ont besoin d’un nouveau cadre socio-spatial : il le trouve dans l’Etat-Nation conquérant. Celui-ci s’élabore lentement et ne cesse de s’élargir pour devenir un phénomène de masse, s’appuyant d’ailleurs de plus en plus sur un arrière-fond raciste. Les études raciales et sur les particularismes culturels sont venus nourrir des logiques identitaires, qui vont largement contribuer à façonner les territoires. La figure du juif et de la juive est quant à elle une forme de refoulement collectif : représentants une communauté au-delà des frontières, leur rejet permet de renforcer la cohésion nationale . L’antisémitisme est ainsi venu alimenter les nationalismes européens en construction.
Quand on parle de nationalisme, on pense d’abord aux nervis d’extrême-droite et aux ratonnades. On oublie qu’il existe un nationalisme de gauche très ancien, nourri aux vieilles stratégies marxistes-léninistes et maoïstes de luttes de libération nationale. En gros, l’urgence dans les pays les plus pauvres est à s’émanciper des tutelles impérialistes (Etats-Unis, France, Royaume-Uni, etc.) en construisant leur propre Etat national. Le communisme attendra… Evidemment, à l’époque (et souvent encore aujourd’hui), Russie et Chine n’étaient pas considérés comme des forces impérialistes. Les mêmes agissements devenaient étonnamment des avancées vers l’émancipation sous pavillon rouge.
C’est en héritier et héritière de ce carcan idéologique que nombre de gauchistes (et parfois d’anarchistes) se précipitent pour se solidariser avec la Palestine, et plus précisément avec les forces avant-gardistes censées les guider : pour les plus traditionnels, avec le Front Populaire de Libération de la Palestine (organisation marxiste-léniniste proche de l’Iran des Ayatollahs et qui a défendu une position pro-Assad pendant la révolution syrienne), pour les moins regardants, avec le Hamas (organisation islamiste fondée par des membres des Frères Musulmans et adepte des pogroms de masse).
J’ajoute au passage qu’il se passe à peu de choses près la même chose en Ukraine : que des personnes prennent les armes pour se défendre contre une armée venant les envahir est une chose bien compréhensible, que des anarchistes nous vendent pour le justifier que prendre l’uniforme n’est pas un problème, puisque cela se fait au nom de la société ukrainienne et non de l’Etat ukrainien, ou que le pouvoir de l’OTAN est plus acceptable que le pouvoir russe, en devient un. Les justifications alambiquées masquent mal le virage nationaliste, là où un aveu d’incertitude et de perplexité sur ses propres actions que des conditions bien délicates ont poussé pourraient suffire. On fait parfois bien comme on peut dans des situations très défavorables.
Luttes de libération nationale et luttes anti-impérialistes à la mode marxiste-léniniste réhabilitent les vieux logiciels autoritaires : il faudrait un Etat fort avec un peuple docile nourri au sentiment national. Derrière se retrouve l’idée que la nation serait une réalité universelle : il existerait des peuples bien spécifiques aux autres, avec des critères objectifs comme le territoire, la langue, la culture. Eric Hobsbawm, dans Nations et nationalismes depuis 1780, renverse la perspective du nationalisme – ou plutôt, la remet à l’endroit : les nations sont des phénomènes historiques récents. Elles sont façonnées par les Etats et les nationalistes, et non l’inverse. Ce ne sont donc ni des produits naturels, ni des nécessités historiques, mais des constructions sociales, fruits de l’effort d’individus au pouvoir s’étant constitués en forces sociales capables de les imposer.
Par ailleurs, le nationalisme est à la base de l’impérialisme, c’est-à-dire contre quoi ce que les gauchistes s’en revendiquant prétendent lutter. Comme le rappelle Freddy Perlman dans L’appel constant au nationalisme (1984), le nationalisme a servi en quelque sorte de serre, où le capital a pu croître et germer, se répandant ainsi à travers le globe. Il serait donc bien curieux qu’il puisse devenir un antidote. Pourtant, certains courants révolutionnaires semblent persister à s’imaginer que les fièvres nationalistes et les guerres de libération nationale pourraient démanteler l’empire capitaliste. L’histoire montre pourtant que ces luttes consistent à remplacer l’oppression des colonialistes par l’oppression de la bourgeoisie locale et autochtone. Le nationalisme reste chevillé au corps du capitalisme, tantôt dilué dans la logique marchande globale, tantôt exacerbé par la logique défensive ou conquérante des terres et ressources. Et ce, à gauche comme à droite.
Evidemment, une autre solidarité, n’abandonnant pas la critique, peut se tisser avec les Palestiniens et Palestiniennes se faisant massacrer sous les bombes de l’Etat israélien. Face à la destruction minutieuse et patiemment organisée de la bande de Gaza, il n’est pas possible de rester indifférent. Le sort réservé avant cela aux Palestiniens et Palestiniennes suffisait d’ailleurs largement à vouloir agir. Mais ce n’est certainement pas une raison pour abandonner les perspectives les plus émancipatrices, de céder aux sommations de choisir son camp ou de s’allier en politicien et politicienne avec l’ennemi de mon ennemi. Tout au contraire : la question palestinienne dévoile, encore une fois, la faillite de l’étatisme, des religions, du nationalisme et des logiques identitaires en général.
Il n’y a pas à choisir un camp plutôt qu’un autre dans une guerre. Les guerres ne portent que des perspectives autoritaires : elles ramènent tout à l’Etat, qu’il soit constitué ou désiré ; elles s’appuient sur des idéologies du pouvoir, qu’elles soient religieuses ou nationalistes, et qui toutes diluent l’individualité dans la masse et favorisent une mentalité de troupeau. Plus que jamais, il importe d’affirmer : Ni patrie, ni nation, vive la révolution !

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